Le Conseil des Troubles
précautionneux, il tapa légèrement le fourneau de sa pipe contre une poutre de la façade, provoquant la chute de dizaines d'étincelles puis, avec naturel, il entra à son tour en l'auberge.
L'homme à la balafre s'appelait Pasquanelli et travaillait pour Giovanni Gazzi, marquis de Pontecorvo. Ayant éduqué sa vue en ce sens, il avait parfaitement vu l'homme à la pipe car sur sa volonté, ce qui se trouvait face à lui devenait flou au bénéfice des côtés d'une grande netteté.
Usant d'une technique similaire, l'homme à la pipe avait parfaitement pris la mesure du balafré qu'il ne regarda pourtant à aucun instant.
Le petit noiraud avait nom Ayrault et, officier de police, travaillait pour le compte du baron de Mortefontaine. Il avait, sans jamais le regarder, gravé en sa mémoire les traits de l'homme à la pipe lequel, observant le brouillard, en avait fait tout autant à son sujet.
L'homme à la pipe portait une perruque grise et, sur le visage, une crème épaisse mais efficace. Enfin, concernant les sourcils, un bouchon passé au charbon suffit à noircir ceux-ci. Ainsi maquillé, on ne pouvait soupçonner chez l'homme à la pipe la réalité de ses cheveux roux, son visage semé de multiples taches de rousseur et ses sourcils blancs. Des plus habiles en sa profession de tueur, c'est aussi à ce genre d'artifices qu'Augustin de Nestoc, dit le Feu Follet, devait d'être toujours en vie.
***
Marion considérait comme extraordinaire, affolant et peut-être pas tout à fait convenable de se trouver depuis si longtemps avec un homme, quand bien même celui-là fût admiré, placé si haut en l'estime publique, ami du roi et d'une fréquentation des plus agréables.
À peine pensé et formulé en son esprit, le mot « agréable » lui sembla bien faible et « ensorcelant » eût mieux convenu.
En elle cohabitaient ces choses contraires et peut-être antagonistes sans toutefois provoquer une tempête si bien qu'il lui parut s'agir plutôt d'une dualité. Oui, c'était bien extraordinaire de se trouver depuis tant d'heures avec le duc et oui, il lui paraissait qu'elle le connaissait depuis toujours. En vérité, il la stupéfiait par sa simple existence, sans la surprendre, parce que leurs natures se trouvaient en parfaite harmonie.
Elle le savait sans l'ombre d'un doute : il était celui qu'elle attendait depuis toujours et déjà, elle l'aimait follement.
Elle n'ignorait pas qu'il est bien considéré, en le milieu étriqué de la petite noblesse vertueuse, de résister à l'amour pendant des mois, voire des années. Et même hors ces règles, agissant comme si elles n'existaient pas, bien des femmes, d'elles-mêmes, imposaient censure à la passion avec cette phrase souvent entendue : « Non, cela va trop vite ! »
Quelle erreur funeste et combien de vies gâchées en raison de ces pendules imaginaires réglées par le maître du temps qui n'oeuvrait point au bonheur universel des femmes. En le registre de l'amour, on ne va jamais trop vite. Et on ne résiste surtout pas à la passion, pas davantage qu'on n'arrête d'un geste les ailes d'un moulin ou la course d'un cheval lancé au galop.
Appliqué à la passion amoureuse, ce « cela va trop vite ! » relevait de la profonde erreur car ce qui va trop vite, c'est parfois ces quelques instants où il faut se décider et jouer sa vie, son bonheur à pile ou face. Ce qui va trop vite, c'est la vie elle-même et ce qui va lentement, inéluctablement, c'est le froid tragique du tombeau.
Marion de Neuville mesurait qu'en ne résistant point, si d'aventure le duc se montrait plus audacieux, elle prenait le risque de le tromper sur elle-même en passant pour une fille facile quand elle ne l'était point. Certes ! Mais s'il pensait cela, s'il nourrissait à son endroit pareil soupçon, si la magie de l'amour n'opérait pas le rétablissement de la vérité et si, plus que tout, il ne la devinait pas, c'est qu'il ne l'aimait point et n'était donc pas celui qu'elle attendait. Dès lors, qu'importe ce qu'il penserait d'elle !
Un instant, elle imagina qu'elle se trouvait gagnée par la manière des actrices lesquelles, lorsqu'elles ne se montraient point vénales en le choix de leurs amants, se conduisaient « en garçon », aimant qui leur plaisait.
Et pourquoi pas ?
Jeune fille sage, si longtemps sage, jeune femme exemplaire, éternellement exemplaire, elle décida qu'elle ne résisterait pas à Tancrède — quel magnifique prénom ! — s'il
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