Le cri de l'oie blanche
Alice et Rolande, qui, exceptionnellement, en porteraient
chacune une neuve. Elles avaient trop grandi. Rolande, à douze ans, était plus
grande qu’Alice à quinze ans et cette dernière refusait de porter les anciens
uniformes de sa cadette.
– Pauvre Paul ! soupira Émilie un
soir d’août. Dire que je l’ai obligé à porter le linge de Clément. Ça devait
être ben humiliant.
– Dans ce temps-là, moman, on n’avait pas
les moyens de porter du neuf.
– On n’a pas plus les moyens. On se serre
la ceinture, c’est tout.
Blanche jetait un regard discret mais régulier
comme une horloge aux jours du calendrier. Elle avait hâte de retourner à
Montréal mais ne voulait pas que sa mère s’en rende compte. Mais sa mère
l’avait vue faire et, trois semaines avant son départ, sortit un crayon et le
lui tendit.
– Cesse de faire l’innocente. Je sais ce
que c’est que de pas tenir en place. J’ai barbouillé mon calendrier en comptant
les jours avant mon mariage. Tu peux ben les compter aussi. Même si c’est pas
pour descendre la grande allée.
Blanche commença donc à faire des croix,
invitant Aline à l’imiter. Au soulagement de toutes, Aline s’était fait des
petites amies et ne parlait pas trop de ses parents.
Durant les trois dernières semaines de son
séjour à Saint-Tite, Blanche remarqua que la fébrilité de sa mère augmentait de
jour en jour. Elle courait ici pour acheter un ensemble de toilette, là pour
payer des sous-vêtements à bon prix. Elle alla à la Acme Shœ voir si elle ne
pourrait pas trouver des souliers blancs et revint bredouille. Le lendemain,
elle partait pour la Acme Glove et elle ajouta deux paires de gants dans la
valise de Blanche : des gants d’automne et des gants fourrés. Elle y mit
aussi des pots de confitures de fraises et de gelée de cerises sauvages. Elle
offrit à Blanche d’emporter des concombres, des betteraves et des oignons marinés
mais Blanche refusa, rappelant à sa mère qu’elle ne raffolait pas du vinaigre.
Pendant qu’Émilie s’affolait, Blanche
terminait le col de dentelle de la robe d’Aline qui, excitée, ne refusa aucun
essayage. Elle avait reçu plusieurs lettres de Marie-Louise et toutes les deux
avaient convenu qu’elles se rencontreraient à leur restaurant à six heures du
soir, la veille de la rentrée. Blanche avait souvent parlé de son amie à sa
mère et Émilie se contentait toujours de répondre que l’amitié était une chose
précieuse. Blanche osa lui demander pourquoi elle-même n’avait pas d’amies. Sa
mère avait voulu esquiver la question avant de se résoudre à répondre que ses
deux seules grandes amies étaient mortes et qu’elle n’avait plus eu envie de
recommencer.
– Ça fait mal de perdre une amie de
longue date. Après ça, plus personne te connaît. Pis c’est trop de trouble
d’expliquer sa vie à quelqu’un qui t’a jamais vue aller.
La veille du départ fut morose. Si Blanche
avait quitté la maison un an plus tôt sans
avoir l’impression de chagriner qui que ce soit, ce sentiment l’avait
abandonnée. Sa mère et ses sœurs affichaient une figure d’enterrement. Elle
retint donc son envie de rire et de sautiller, pour se fondre dans leur humeur.
Elles mangèrent toutes ensemble, mais personne sauf Blanche ne termina son
assiette. Elles firent la vaisselle en silence et Blanche monta à sa chambre
boucler ses valises après avoir repassé les derniers vêtements lavés. Elle se
coucha en souhaitant à toutes une bonne nuit. On lui répondit distraitement.
Elle ne dormait pas encore lorsqu’elle
entendit sa mère pousser la porte de sa chambre.
– Dors-tu, Blanche ?
– Non.
– Je voudrais pas te déranger.
– Ça me dérange pas.
Émilie s’approcha d’elle et Blanche sourit en
la regardant. Le poids qu’elle avait perdu la rendait encore plus belle. Émilie
s’assit sur le bord du matelas et Blanche alluma sa lampe de chevet.
– Ferme ça. J’ai pas envie d’avoir de la
lumière.
Blanche obéit, ayant vu, durant les quelques
secondes de clarté, que sa mère pleurait.
– Je voulais te dire, Blanche, que j’ai
honte.
– Honte… ?
– Laisse-moi parler. J’ai honte parce
que, crois-le ou pas, je suis jalouse. J’aurais tellement aimé vivre quelque
chose comme ce qui t’arrive. Mais dans mon temps, comme tu dis, les choses
étaient pas pareilles. Être maîtresse d’école, c’était ce qu’on pouvait faire
de plus beau.
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