Le cri de l'oie blanche
à
tel point qu’Émilie ne s’y retrouvait plus. Au lieu d’essayer de comprendre la
passion de sa fille, passion qui ressemblait probablement à celle qu’elle-même
avait eue durant ses premières années d’enseignement, elle s’en éloignait comme
d’un feu qui risquait de mettre ses jupes en flammes. Elle ne cessait de se
demander si ses parents, son père surtout, avaient ressenti quelque chose de
semblable à ce qu’elle éprouvait. Elle était même allée jusqu’à ressortir des
vieilles lettres jaunies qu’elle avait récupérées au décès de sa mère pour les
relire afin de voir si elles trahissaient cette même obsession. À son grand
étonnement, à son grand désespoir même, elle avait dû s’avouer qu’elle avait
été pire que sa fille. Ses lettres étaient farcies de mots tous plus enflammés
les uns que les autres. Ce voyage dans ses veines et son cœur de jeune fille
lui avait fait tellement mal qu’elle avait brûlé les lettres avant qu’elles ne
consument ce qui lui restait d’énergie pour vivre dans cette nouvelle peau
qu’elle n’avait cessé d’épaissir.
Elle prit un sandwich aux œufs et se dirigea
vers le lac, regardant tout à coup dans le ciel pour voir si elle n’apercevrait
pas un descendant de ce grand duc qui leur avait tournoyé autour de la tête, à
elle et à Ovila.
Maintenant que les années qui les séparaient
avaient dépassé la dizaine, elle se demandait si elle n’avait pas fait le
mauvais choix. Peut-être aurait-elle mieux vécu avec un ivrogne qu’avec un
souvenir. Elle frissonna. La vie et l’âge lui jouaient de mauvais tours. Elle
avait pris la bonne décision, elle en était certaine. Mais dans son souvenir
Ovila ne vieillissait pas. Elle avait presque oublié sa jambe brisée et ses
mains veinées. Elle n’avait de souvenir que pour ses gâteries et ses nuits
folles. Elle chérissait la courbure de ses reins et son allure presque féline.
Elle lança son sandwich dans l’eau, furieuse. Elle vit des poissons se
précipiter pour en savourer le pain. Maintenant que les années depuis leur
séparation avaient dépassé la dizaine, elle connaissait un sentiment
nouveau : la jalousie. Si sa vie de femme s’était arrêtée au départ
d’Ovila, sa vie d’homme à lui s’était poursuivie. Oserait-elle raconter un jour
à ses enfants les raisons de son départ précipité l’année précédente ?
Non. Jamais elle ne le ferait. Ils avaient peut-être le droit de savoir, mais
elle n’avait pas envie de leur exposer sa chair à nu. Non. Cette histoire lui
appartenait, à elle.
Elle pigea dans le panier à l’aveuglette et en
ressortit des radis que Blanche avait taillés en forme de fleur. Ses pensées se
tournèrent de nouveau vers ses enfants. Elle sentit son cœur se briser en se demandant
pourquoi elle n’avait même pas ouvert les bras à Émilien, qui avait répondu à
son appel. Il était accouru pour venir distraire ce frère qui se mourait de
lui-même. Elle savait qu’Émilien avait dû embaucher des gens pour le remplacer
dans son magasin. Et la seule chose qu’elle avait trouvé à lui dire avait été
un reproche parce qu’elle lui devait son confort. Elle lança le radis dans
l’eau. Les poissons revinrent et se désintéressèrent de cette boule rouge et
blanc.
Ses enfants étaient trop grands dans leur
corps et dans leur générosité. Émilien payait son loyer et trouvait encore le
moyen de lui expédier de l’argent. Blanche, elle ne savait comment et n’osait
pas le lui demander, envoyait parfois tout l’argent, et même plus, de son
maigre salaire d’étudiante. Elle se demandait parfois si Blanche s’était remise
à faire de la dentelle. Mais elle ne voulait pas connaître la provenance de cet
argent, de crainte d’en souffrir. Marie-Ange lui expédiait des vêtements
qu’elle disait se procurer au prix du gros. Elle l’avait toujours remerciée,
sans prendre la peine de lui faire remarquer que Georges et elle tenaient un
magasin de vêtements pour hommes. Jeanne lui remettait la presque totalité de
son ridicule revenu d’enseignante. Elle l’utilisait pour gâter un peu plus
Alice et Rolande, qui n’avaient pas la vie facile au couvent. Cette année,
elles avaient dû rester deux semaines de plus que les autres pour faire le
grand ménage de tout le couvent. Même Rose, dans la brume de son esprit, lui
expédiait toujours un petit quelque chose, presque symbolique, accompagnant
l’envoi d’un
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