Le cri de l'oie blanche
réponse.
– J’avais l’impression qu’une jeune femme
comme vous, célibataire et forcée de travailler, n’avait pas de famille !
Blanche retomba enfin sur ses pieds.
– Je suis pas forcée de travailler.
J’aime travailler. Et, oui, j’ai une famille. Un père, une mère, trois frères
et cinq sœurs.
La dame grimaça. Blanche perçut du mépris.
Elle aurait dû s’abstenir de mentionner qu’elle avait une nombreuse famille.
Famille nombreuse, elle le savait, était toujours associée à famille miséreuse.
– Donc, comme je vous disais, j’vas vous
demander un tarif horaire.
– De combien ?
Blanche avait pensé demander cinquante sous de
l’heure, mais, irritée par le mépris qu’elle venait de percevoir, elle décida
de gonfler son prix.
– Un dollar.
La dame grimaça de nouveau, les yeux rivés au
plafond. Blanche jeta un regard discret vers le malade et fut certaine, cette
fois, de l’avoir vu sourire.
– À ce prix-là, j’vas acheter les
médicaments pis rester ici tout le temps.
– Vous allez être ici à Noël et au jour
de l’ An si nous avons encore besoin de
vous ?
– Évidemment.
La dame regarda Blanche en face pour
l’impressionner.
– Soixante-dix sous ! C’est ma
dernière offre.
Blanche eut presque un haut-le-cœur. Elle n’en
croyait pas ses oreilles. Elle regarda le malade et fut certaine de lire de
l’amusement dans ses yeux. Tout à coup, ce riche mourant lui fit pitié. Elle
comprit que sa fille n’avait pas menti. Cette négociation amusait vraiment le
vieillard. Elle décida de lui en donner pour son argent.
– Si c’est votre dernière offre, la mienne
est de un dollar et demi ! C’est à prendre ou à laisser. Je suis
compétente et je trouve de mauvais goût, madame, que vous commenciez à vouloir
minimiser l’importance du travail que je vais faire.
Elle s’était appliquée à parler correctement.
Sa mère aurait souri.
La dame jeta un regard rapide en direction de
son père, qui s’empressa de fermer les yeux.
– D’accord. J’espère que vous ne vous
attendez pas à ce que je vous donne des bonnes références.
– Non. J’espère juste que vous direz la
vérité.
Blanche dut retourner chez elle faire sa
valise, expliquer à M me Desautels la nature de son contrat et
lui demander de prendre tous ses messages. Elle lui souhaita de joyeuses fêtes
et retourna à la maison des Barbeau après avoir fait dûment exécuter l’ordonnance
que Pierre Beaudry avait remise. Elle se demanda s’il l’avait recommandée pour
se moquer d’elle ou pour essayer de diversifier sa clientèle. Elle décida de
lui téléphoner et le joignit au dispensaire de l’hôpital.
– C’est Blanche. Est-ce que les Barbeau
sont des amis à toi ?
Pierre éclata de rire.
– Jacynthe est charmante, Blanche.
– Jacynthe ?
– Oui. M me Barbeau.
– Tu les connais bien, comme ça.
– Non. Je les ai rencontrés ici. Son père
est gentil.
– Difficile à savoir. Il dit pas un mot.
– Non ? Ça m’étonne. Il doit être
affaibli. C’est un gros cas de cancer généralisé.
– J’ai fait remplir l’ordonnance de
morphine. Il a pas l’air de trop souffrir.
– Pas encore.
Blanche rentra chez les Barbeau en passant par
la porte arrière. Elle avait d’abord cru qu’on lui demandait de prendre
l’entrée des domestiques, ce qui l’avait insultée. Mais après qu’on lui eut
expliqué qu’elle éviterait ainsi de monter le gigantesque escalier du devant,
elle fut reconnaissante.
Le père de M me Barbeau ouvrit
les yeux dès qu’elle entra dans sa chambre. Elle lui sourit et lui demanda s’il
avait bien dormi. Il fit le tour de la pièce des yeux avant de répondre un
faible « oui ». Blanche s’approcha de lui, tapota ses oreillers et
lui annonça qu’elle le laverait et qu’en plus, traitement de faveur, elle lui
ferait la barbe. Il ne perdit pas un mot de ce qu’elle disait.
– Je pense que vous leur avez joué la
comédie. Vous êtes capable de parler. Depuis combien de temps est-ce que vous
faites semblant d’être à moitié mort comme ça ?
Le vieillard pinça les lèvres et Blanche vit
un plaisir moqueur apparaître dans ses yeux.
– Trois semaines. Depuis l’hôpital.
– Ça aide pas votre santé de vous laisser
aller. À partir d’aujourd’hui, vous all ez vous lever et vous asseoir dans votre fauteuil pendant que je change votre lit.
– Ça va être trop
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