Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
essayer de déterminer qui avait cherché à se procurer des plants d'ananas. Ils avaient ainsi dressé une liste d'une quinzaine de demeures qui seraient, le lendemain, examinées les unes après les autres. Puis ils s'étaient rendus rue des Canettes, où se tenait l'atelier du facteur d'orgue à perruques de M. de Sartine. Cette famille se trouvait au bord du désespoir. Poussé dans ses retranchements, Bourdier révéla subir les pressantes instances d'un Anglais qui, moyennant des propositions mirifiques, l'engageait à passer en Angleterre pour mettre sa science au service d'une manufacture de tissage de cotonnades. Son art permettrait d'en améliorer la technique au profit des fabriques de la Compagnie des Indes. La description de son interlocuteur correspondait au signalement de Lord Aschbury, alias Francis Sefton. Nicolas réfléchit un moment.
— Cet homme est menacé et nos intérêts aussi, dit-il. Il finira par céder aux insinuations d'outre-Manche. Prenez les voitures nécessaires et ramenez-le avec sa famille. Je verrai Sartine qui avisera.
Bourdeau s'assit et se mit à bourrer sa pipe.
— La chose est déjà faite, fit-il moqueur. La famille Bourdier vous attend en bas.
61 Foutinnambuler : s'amuser à des riens.
62 Délibéré : hardi.
63 La pousse : la police.
XI
Manœuvres
Et la liberté dont jouit notre rang ferme la bouche à tous ceux qui aiment à trouver à redire.
Shakespeare
Nicolas prit la tête d'une cohorte de trois voitures. Dans celle du milieu, l'ingénieur affolé tenait étroitement embrassés sa femme et ses quatre enfants. Rue Neuve-Saint-Augustin, le ministre n'était pas encore rentré de Versailles. Son retour était pourtant annoncé, la famille royale s'apprêtant à prendre ses quartiers de chasse à Fontainebleau. Nicolas pensa se rendre à l'hôtel de M. Le Noir tout proche, mais, au moment où il allait s'y décider, un carrosse arriva ; Sartine en descendit. Il l'entraîna jusqu'à son cabinet et aussitôt fit machinalement jouer son orgue à perruques : un magnifique spécimen à cinq marteaux apparut dans son éclatante blondeur.
— Elle vient de Vienne, du fournisseur du prince de Kaunitz, grand amateur comme moi ! dit-il en la caressant amoureusement. L'abbé Georgel, secrétaire du prince Louis, me l'a adressée. Mais expliquez-moi les embarras que vous organisez dans ma cour. Quid novi pour votre enquête ? Comme d'habitude, une jonchée de cadavres que vos acolytes habituels s'apprêtent à tourner et à retourner. Je me trompe ?
— Vous êtes-vous jamais trompé, monseigneur ? Primo, votre facteur d'orgues me paraît fort honnête, même si, par de fallacieux prétextes et des offres séduisantes, on était sur le point de le convaincre, réduit qu'il est à la misère, de passer en Angleterre.
Le ministre lâcha sa perruque qui se répandit sur le bureau comme une bête marine qui étendrait ses tentacules.
— Ne me dites pas que le service anglais a mis la main dessus !
— C'est ainsi. Et c'est toujours l'œuvre de Lord Aschbury, alias Francis Sefton. Pour éviter une telle occurrence, j'ai pris les devants, ou plutôt Bourdeau, qui a aussitôt enlevé notre homme et sa famille. J'ai promis à Bourdier que nous veillerions sur son sort et qu'il serait conduit dans une résidence de l'État où ses travaux seront protégés.
— Fort bien. C'est donc cela, cette cohorte hurlante et gémissante qui m'a accueilli dans ma cour ? Qu'on les loge ici cette nuit. Je vais donner les instructions nécessaires pour qu'on les conduise en lieu sûr dès demain. Et votre enquête ?
— Tout conspire à compromettre le duc de la Vrillière, mais rien encore ne me convainc qu'il est coupable. Quelque chose m'échappe, mais j'ai le sentiment d'approcher de la vérité, pas à pas. Au fait, nous en sommes à trois cadavres et je ne désespère pas…
Le froid visage du ministre s'éclaira d'un sourire.
— D'atteindre des chiffres encore plus effrayants, fit-il. Je souhaite bien du plaisir à mon successeur… Où en êtes-vous avec lui ?
— La dernière audience fut bienveillante, sans aucune acrimonie.
Après avoir rassuré les Bourdier sur leur sort et reçu leurs remerciements et bénédictions, il regagna la rue Montmartre où Catherine lui refit son pansement et lui servit une soupe dans laquelle il trempa des croûtons et qu'il arrosa de vin. Il grimpa ensuite sur un escabeau pour découper dans la cheminée
Weitere Kostenlose Bücher