Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
pour moi, dit Nicolas.
— Où demeure-t-il, ce vieux pirate ?
— À Vaugirard, près de la Croix-Nivert.
— Monsieur, j'y songe tout à trac : demain j'offre un souper en l'honneur de M. de Sartine, secrétaire d'État à la Marine. Vous plairait-il d'être des nôtres ?
Il poursuivit en secouant la tête d'un air entendu.
— J'espère un commandement. Peut-être cette soirée y contribuera-t-elle ? Il fut, dit-on, votre protecteur auprès du feu roi. Votre nom seul suffisait… et les exploits qu'on vous prête… Nul doute que l'ancien lieutenant général de police aura plaisir à vous revoir.
— Monsieur le comte, je ne sais si je puis ainsi…
— Allons, je ne tolérerai aucune dérobade. C'est un ordre. Au mieux, une prière.
— À laquelle je m'associe, dit Aimée d'Arranet.
Son sourire emporta la décision.
— Dans ce cas, fit Nicolas, je m'incline.
Lorsqu'il se retrouva dans sa voiture après avoir pris congé, rien n'existait plus pour lui que le visage de la jeune femme quand elle s'était inclinée dans une demi-révérence un peu moqueuse. De retour sur l'avenue, il constata que le destin, pour la seconde fois, lui donnait rendez-vous au même endroit : à deux pas de l'hôtel d'Arranet se trouvait la maison où le mystère de l'homme au ventre de plomb s'était peu à peu révélé.
Les bourrasques culminaient en puissance tandis que surgissait le soleil. Dès que la voiture eut tourné devant les grandes écuries pour rejoindre la place, récemment rebaptisée Dauphine, Nicolas fut saisi du spectacle de la nature en crise. Les fiers bâtiments semblaient éclairés par des bouches à feu invisibles. Grande étrave sombre, la chapelle se détachait sur un ciel bleu ardoise que prolongeaient, dans la même nuance, les toits du château. Les éclairs accentuaient la teinte rouge des briques sur la façade de la cour de marbre, cependant que l'aile des ministres surgissait des nuées nimbée d'or liquide. Peu à peu, le faisceau de l'astre se déplaçait et frappait successivement les grandes croisées dont les vitres et les glaces étincelaient sous ses feux. Il ondoyait, créant un semblant de vie au cœur du palais. De hautes nuées poussaient devant elles de petits nuages violets et roses ; certains s'échappaient et couraient vers les forêts avoisinantes, tandis que d'autres, culbutés, s'agrégeaient à la masse la plus sombre, aimantés par elle et aussitôt fondus dans sa noirceur. Un arc-en-ciel resplendit, qui s'effaça aussitôt. Tout s'éteignit en un instant. Il y eut comme un prélude de silence et de calme, puis à nouveau le ciel s'embrasa dans un jaillissement d'éclairs suivi, peu après, des basses sourdes du tonnerre. La pluie redoubla, plongeant la vision glorieuse du château dans le vague d'un rideau liquide ; elle effaça les pompes et les reliefs, réduisant l'ensemble à une masse instable comme sur le point de se dissoudre. Une odeur de terre et de salpêtre emplit la poitrine de Nicolas. Son équipage affolé, après quelques ruades, repartit au grand galop.
L'hôtel de La Belle Image l'accueillit. Nicolas avait l'expérience de ce type de logis. Les chambres, quoique exiguës, étaient toujours propres et bien tenues, et les punaises y hantaient la literie beaucoup moins que partout ailleurs. Le premier soin de Nicolas fut de trouver un émissaire susceptible d'acheminer l'invitation du comte d'Arranet à Semacgus. Il griffonna quelques éclaircissements sur une page de son carnet noir qu'il scella de pain à cacheter. Il ne fut pas long à découvrir un négociant en vins qui retournait à Paris, ses affaires réglées, et qui devait passer par Vaugirard où il possédait des pratiques. Il se chargea très volontiers de la commission. Nicolas, à qui le rhum matinal avait échauffé les entrailles, lui offrit une petite collation d'œufs au lard qui lui attacha le bonhomme pour la vie. Il remonta ensuite dans sa chambre pour prendre soin du contenu de ses portemanteaux. Il en avait tout le loisir, ne pouvant songer participer à la chasse ce matin-là. En se pressant un peu, il aurait sans doute pu rallier le cortège royal, mais dans ce domaine, la précipitation allait à l'encontre du bon ton. Il convenait de s'informer. On ne s'aventurait pas ainsi dans les marécages perfides de la cour sans savoir de quel gibier la chasse serait l'objet. Si, pour le simple tiré, les tenues de fantaisie étaient tolérées par le feu roi, il en
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