Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
royaume chaque soir.
Depuis le palier du premier étage de l'escalier de marbre, ils pénétrèrent dans la salle des gardes de la reine. Un petit vieillard propret, tout de noir vêtu, attendait assis sur une banquette, le menton appuyé sur le pommeau de sa canne. Près de lui, deux valets portaient des formes dissimulées dans des enveloppes de velours cramoisi. Nicolas reconnut M. de Vaucanson, de l'Académie royale des Sciences, ingénieur réputé et facteur d'admirables automates. Jadis, Sartine, dont la qualité était de chercher à tout savoir et animé de surcroît par la curiosité de Mme de Pompadour, avait dépêché Nicolas auprès du savant sous un prétexte quelconque pour tenter de découvrir le secret de ces pantins magiques. Quelques louis opportunément distribués à ses serviteurs lui avaient permis d'y voir plus clair.
Ville d'Avray lui indiqua que le roi avait fait quérir le visiteur afin qu'il montre ses chefs-d'œuvre à la reine. Ce fut donc une sorte de procession qui pénétra dans l'antichambre du grand couvert où devait se dérouler la présentation. Les valets disposèrent avec d'infinies précautions les mécaniques prodigieuses sur une table dressée à cet effet. Un grand fauteuil attendait la reine qui, annoncée par l'huissier, entra entourée de ses femmes.
Sa démarche inégalable frappa d'admiration Nicolas. Elle glissait sur le sol dans un souple balancement de tout le corps. Cette impression était renforcée par le port altier de la tête. Il songea à un cygne. Depuis leur première rencontre, quatre ans auparavant, il ne l'avait observée que de loin. Elle lui parut un peu forcie ; ce n'était plus une enfant, mais une presque femme. Pas très grande, le teint éblouissant, elle dominait l'instant, portant son regard, aux yeux bleus un peu lourds mais pleins d'expression, sur chacun des visiteurs. Le front haut et bombé rappelait les portraits de son père, l'empereur François. La douceur du sourire relevait ce que la bouche pouvait avoir d'un peu dédaigneux. Elle portait une robe de taffetas blanc garni de gaze mouchetée, avec des parements du même tissu et un bonnet à l'anglaise. Répondant aux révérences de ses hôtes, elle inclina la tête avec grâce. M. de Ville d'Avray présenta M. de Vaucanson. À ce moment, une femme au maintien raide et l'air sévère glissa quelques mots à l'oreille de la reine, qui fixa Nicolas.
— Vous intriguez Mme de Noailles 56 , monsieur, lui dit-elle. Elle ignore que nous sommes de vieux amis, monsieur le cavalier de Compiègne 57 . Monsieur le marquis, soyez le bienvenu.
— Madame, reprit le premier valet de chambre, Sa Majesté a cru utile et agréable de vous faire présenter par M. de Vaucanson deux exemplaires de ses automates réputés dans toute l'Europe.
— Le roi a précédé mes désirs. Nul plus que moi n'espérait rencontrer le père de ces créatures animées dont ma mère m'a parlé si souvent, à Vienne.
— Madame, c'est trop d'honneur pour un vieil homme, s'inclina Vaucanson. Permettez-moi de vous présenter mes enfants.
Il frappa le sol de sa canne. Les valets déballèrent une première machine.
— Votre Majesté peut admirer un premier automate que j'ai baptisé Le Flûteur . Il s'agit d'une statue de bois, copiée sur Le Faune de Coysevox qui joue de la flûte traversière. Il peut exécuter douze airs différents avec la plus exacte précision. Les doigts de cette figure font les mouvements nécessaires. L'automate peut modifier le vent qui entre dans l'instrument en augmentant ou diminuant la vitesse, suivant les différents tons, en variant pour cela la disposition des lèvres. Celles-ci font mouvoir une soupape semblable à une langue permettant d'imiter par art tout ce que l'homme est obligé de faire.
Il s'approcha de l'automate et appuya sur un petit bouton placé à la base de la mécanique. Le concertiste s'anima soudain ; les yeux mobiles, il porta la flûte à ses lèvres, tandis que ses doigts agiles en parcouraient le corps. Le pouce octaviant se plaça à l'endroit exact et la tête levée et légèrement inclinée parut animée du sentiment de la musique qui s'élevait.
L'assemblée regardait et écoutait, fascinée, la petite forme vivante issue du génie de son constructeur. Elle mimait à la perfection les formes de la vie. L'air s'acheva et le flûtiste reprit en un clin d'œil sa position initiale. La tête penchée appuyée sur sa main, la reine paraissait
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