Le Crime De Paragon Walk
c’était sans doute
sa motivation première. Après tout, la disparition de Fulbert n’avait rien à
voir avec George. Et elle avait très envie de bavarder avec tante Vespasia. Comme
cette dernière le faisait souvent remarquer – pas toujours à bon escient –, elle
connaissait la plupart des habitants de Paragon Walk depuis leur enfance et
elle avait une mémoire d’éléphant. Or, fréquemment, de petits détails, des
bribes du passé permettaient d’élucider une situation présente qui autrement
serait restée dans l’ombre.
Elle arriva chez Emily à l’heure du traditionnel thé de l’après-midi,
et la femme de chambre, qui la reconnut cette fois, la fit entrer aussitôt.
Emily était déjà en compagnie de Phœbe Nash et de Grace
Dilbridge ; tante Vespasia rentra du jardin au moment même où Charlotte
franchissait la porte. On échangea les habituelles formules de politesse. Emily
dit à la bonne qu’elle pouvait servir le thé. En quelques minutes, ce fut fait :
service en argent, tasses et soucoupes en porcelaine fine, minuscules
sandwiches au concombre, tartelettes aux fruits et babas saupoudrés de sucre
glace et agrémentés de crème fouettée. Emily versa le thé, et la bonne attendit
pour le distribuer.
— Je me demande ce que fait la police, dit Grace
Dilbridge sur un ton de reproche. Apparemment, ils n’ont pas retrouvé la
moindre trace du pauvre Fulbert.
Naturellement, Grace ne se doutait pas un instant que la police
en question comptait dans ses rangs le propre époux de Charlotte. Laquelle dut
faire un effort pour se le rappeler. L’idée d’avoir des fréquentations dans la
police était socialement inconcevable. Les joues d’Emily se colorèrent vivement ;
curieusement, ce fut elle qui prit la défense des forces de l’ordre.
— S’il ne souhaite pas qu’on le retrouve, il est
extrêmement difficile ne serait-ce que de savoir par quoi commencer. Moi, je n’en
aurais pas la moindre idée. Comme vous, peut-être ?
— Certes, fit Grace, décontenancée. Mais je ne suis pas
policier.
Le beau visage impassible de Vespasia ne trahit qu’un léger
étonnement ; son regard effleura Charlotte avant de se poser sur Grace.
— D’après vous, ma chère, questionna-t-elle, les
policiers seraient donc plus intelligents que nous ?
Grace resta momentanément sans voix. Ce n’était pas du tout
ce qu’elle avait voulu dire, et cependant, tel était bien le sens de ses propos.
Pour masquer sa confusion, elle but une gorgée de thé et mordit dans un
sandwich au concombre. Une expression perplexe se peignit sur ses traits, supplantée
aussitôt par une détermination polie.
— Nous sommes tous terriblement bouleversés, murmura Phœbe
pour meubler le silence. La pauvre Fanny me manque, et toute la maisonnée est
sens dessus dessous. Je sursaute chaque fois que j’entends un bruit bizarre. C’est
plus fort que moi.
Charlotte aurait voulu voir Vespasia seule à seule pour lui
poser quelques questions directes ; recourir à la ruse ne servirait
strictement à rien. Mais elle était obligée d’attendre la fin de la cérémonie
du thé et le départ des visiteuses. Elle prit un sandwich au concombre : il
avait un goût déplaisant, douceâtre, comme si le concombre n’était pas frais. Pourtant,
il était bien croquant. Elle regarda Emily.
Sa sœur en avait goûté un aussi. Consternée, elle dévisagea
Charlotte.
— Oh, mon Dieu !
— À votre place, j’en toucherais deux mots à la
cuisinière, suggéra Vespasia, reposant son gâteau.
Elle tendit elle-même la main vers la sonnette. Elles attendirent
que la bonne paraisse pour l’envoyer chercher la cuisinière.
Cette dernière était une femme plantureuse au teint fleuri, une
belle femme en vérité, mais qui en cet instant avait l’air rouge et dépenaillée,
bien que l’heure du dîner fût encore loin.
— Vous ne vous sentez pas bien, Mrs. Lowndes ? commença
Emily avec précaution. Vous avez mis du sucre dans les sandwiches.
— Et du sel sur les gâteaux.
Délicatement, Vespasia en frôla un du bout du doigt.
— Si vous êtes souffrante, reprit Emily, peut-être
désirez-vous vous allonger un moment. L’une des filles peut préparer des
légumes, et on trouvera sûrement du jambon ou du poulet froid pour ce soir. Je
ne peux pas faire servir le dîner dans ces conditions.
Mrs. Lowndes contempla, atterrée, l’assiette de gâteaux et
laissa échapper une longue plainte se
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