Le Dernier Caton
nous invitèrent à monter.
— Vous êtes sûr que cet avion peut aller jusqu’à Jérusalem ? m’inquiétai-je.
— Nous n’allons pas à Jérusalem, dit le capitaine en criant par-dessus le bruit du moteur, mais à Tel-Aviv, et de là nous prendrons un hélicoptère.
— Mais vous croyez vraiment que ce coucou peut traverser la Méditerranée ?
— Nous sommes prêts à décoller, annonça un des pilotes. Nous avons la priorité. C’est quand vous voulez.
— Allons-y, répondit le capitaine, laconique.
L’hôtesse nous indiqua nos sièges, nous montra les gilets de sauvetage et les portes de secours. La cabine était étroite et basse mais l’espace avait été parfaitement aménagé, avec deux larges canapés latéraux et quatre fauteuils en vis-à-vis au fond, l’ensemble tapissé d’un blanc impeccable.
L’avion décolla en douceur quelques minutes plus tard et le soleil inonda de ses premiers rayons l’intérieur de la cabine. Jérusalem, me dis-je très émue, je vais à Jérusalem, la ville où Jésus vécut, prêcha et mourut pour ressusciter le troisième jour ! J’avais toujours désiré faire ce voyage. Je n’avais jamais pu réaliser ce rêve merveilleux à cause de mon travail. Et aujourd’hui, de manière inespérée, je partais à Jérusalem, grâce à mon travail précisément. Je sentis l’émotion me gagner et fermai les yeux, en me laissant bercer par la renaissance douce et ferme de ma vocation religieuse à laquelle il m’était impossible de renoncer. Comment avais-je permis que des sentiments irrationnels trahissent la chose la plus sacrée de ma vie ? À Jérusalem, je demanderais pardon à Dieu de cette folie passagère. Là, dans les lieux les plus saints du monde, je serais enfin libérée de cette passion ridicule. D’ailleurs un autre sujet important m’attendait dans cette ville : mon frère Pierantonio qui, à cette heure, ne pouvait imaginer que je me trouvais dans un avion volant à destination de son domaine. Il allait avoir une de ces surprises, le respectable custode !
Nous mîmes environ six heures pour arriver à Tel-Aviv. Notre charmante hôtesse s’efforça de nous rendre le voyage moins pénible, au point que, chaque fois que nous la voyions apparaître, nous ne pouvions nous empêcher de rire. Elle venait nous proposer des boissons, un repas, de la musique, des journaux, des magazines toutes les cinq minutes environ. Pour finir, Glauser-Röist la renvoya sèchement et nous pûmes somnoler en paix. Jérusalem ! La belle et sainte Jérusalem ! Avant que le jour finisse, je marcherais dans ses rues…
Peu avant d’atterrir, le capitaine sortit son exemplaire usé de La Divine Comédie.
— Vous n’êtes pas curieux de savoir ce qui nous attend ?
— Je le sais déjà, répliqua Farag. Un rideau de fumée.
— De la fumée ! m’exclamai-je en écarquillant les yeux.
Le capitaine tourna rapidement plusieurs feuilles. Une lumière rayonnante passait par les hublots.
— Chant XVI du « Purgatoire », déclara-t-il :
Noirceur d’enfer et de nuit sans étoiles,
sous un pauvre ciel, autant qu’il peut
être enténébré de nuages,
ne fut jamais un voile si épais
à mon regard, que cette fumée qui nous couvrit,
ni de poil si âpre à sentir.
Mes yeux ne purent rester ouverts ;
alors mon compagnon sage et fidèle
s’approcha de moi et m’offrit son épaule.
— Où vont-ils nous enfermer cette fois ? demandai-je. Il faut que l’endroit puisse se remplir d’une dense fumée.
— Avec nous dedans, bien sûr.
— Naturellement. Et que se passe-t-il après, capitaine ? Comment réussissent-ils à en sortir ?
— En marchant, répondit ce dernier. C’est tout.
— Comment ? On ne leur cloue rien, ils ne marchent pas au bord d’une falaise… ?
— Non, il ne se passe rien. Ils avancent le long de la corniche, rencontrent les âmes des coléreux qui parcourent à l’aveuglette le cercle couvert de fumée, ils parlent avec eux puis montent jusqu’au cercle suivant après que l’ange a enlevé un nouveau « P » sur le front de Dante.
— Et c’est tout ?
— Mais oui, n’est-ce pas, professeur ?
Farag fit un signe d’acquiescement.
— Il y a cependant certains éléments curieux, ajouta-t-il. Par exemple, ce cercle est le plus court de tout le texte. Il ne fait qu’un chant et demi. À peine quelques pages, plus un court passage du chant XVII. (Il soupira et croisa
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