Le Dernier Caton
que dans la citerne, et pourtant le paysage était complètement différent. Un large espace, qui glissait vers l’eau comme une plage de pierre, occupait la moitié de cette grotte énorme, illuminée par des dizaines de torches suspendues aux murs. Le plus extraordinaire était le gigantesque chrisme gravé dans la pierre et entouré de flambeaux.
— Mon Dieu ! s’exclama Farag, très impressionné.
— On dirait une cathédrale consacré au dieu Monogramme, fit observer le capitaine.
— Il n’y a pas de doute, ils nous attendaient, dis-je. Regardez les torches.
Le silence, rompu uniquement par le bruissement des flammes, rendait encore plus unique ce sentiment de nous trouver dans un lieu sacré. Nous commençâmes à nager doucement vers la rive. Ce fut très agréable de sentir de nouveau la terre ferme et de sortir de l’eau, même pieds nus. J’avais si froid que l’air de la grotte me parut chaud et, tandis que j’essorais ma jupe (je n’aurais pas pu choisir mieux mon jour pour en porter une), je lançai un coup d’œil distrait autour de moi. Mon sang se figea soudain dans mes veines quand je découvris que j’étais minutieusement observée par Farag. Ses yeux avaient un éclat particulier. Je me raidis et lui tournai le dos, mais son image resta gravée en moi.
— Regardez ! s’exclama le capitaine en indiquant de l’index l’entrée d’une grotte sous le chrisme. En avant, professeur !
— Mais enfin ! Pourquoi est-ce toujours à moi d’ouvrir la marche ? protestai-je.
— Vous êtes une femme courageuse, répondit-il avec un sourire d’encouragement.
— Je ne vois pas le rapport, capitaine.
Mais je m’exécutai ; je savais que devant nous attendait la véritable épreuve. En marchant avec précaution, j’étais pieds nus, je cherchai comment Dante avait pu résoudre cette affaire de la citerne. Cet homme sérieux, circonspect, avait dû s’indigner de son immersion dans une eau aussi dégoûtante. Comment imaginer Dante en train de nager ? Ce genre d’activité ne correspondait pas du tout à l’image du poète et pourtant il avait bien dû s’exécuter.
Le trajet ne fut pas très long, deux ou trois cents mètres, mais je le fis avec tous mes sens aux aguets, parce qu’il fallait se méfier de ceux qui allumaient des dizaines de torches et partaient sans vous saluer. Je savais que les gardiens des épreuves n’étaient pas des gens de confiance.
Il y eut soudain une lumière au bout du tunnel. En arrivant, nous découvrîmes un énorme espace circulaire, une sorte de cirque romain couvert par une coupole de pierre qui s’élevait très haut au-dessus de nos têtes. Au centre, un sarcophage de porphyre rouge comme le sang, et de taille à héberger une famille entière, reposait sur quatre magnifiques lions blancs qui, en dépit de leur terrible apparence, semblaient demander que nous nous approchions pour examiner leur charge.
— Quel endroit ! s’exclama Farag.
Ses paroles furent couronnées par un bruit tonitruant qui nous fit pivoter sur nos talons, effrayés. Une grille de fer, tombée du plafond, avait fermé l’entrée de la grotte.
— Nous voilà bien ! protestai-je, indignée. Avec ces gens, il n’y a pas moyen de… !
— Cessez de récriminer, et concentrez-vous sur ce que nous devons faire.
Involontairement, je regardai Farag pour chercher sa complicité, et soudain le voile qui avait occulté mes sentiments se leva. Un torrent d’émotions me secoua comme une décharge électrique. Avec ses cheveux collés au visage, sa barbe humide, ses yeux cernés, il était splendide, et je le sentis aussi mien que si je l’avais aimé toute ma vie. Comme si j’avais toujours été à ses côtés, main dans la main. Ce fut une commotion inexplicable qui me bouleversa entièrement. Pourquoi certaines images avaient-elles le pouvoir de faire trembler la terre ? Je n’avais jamais rien ressenti de semblable. Ce qui me surprenait le plus, c’était les changements constants de température que mon corps expérimentait selon mes pensées. Cela ne peut pas continuer ainsi, me dis-je, préoccupée. Je finis par me demander si toute ma vie, je n’avais pas confondu ambition et vocation. Si je n’avais pas appelé don de soi, amour, ce qui n’était en fait qu’un travail et une façon de vivre. Au fond, cela aurait été presque mieux, parce que seule une erreur de ce genre pouvait justifier aujourd’hui, à mes yeux, les
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