Le Dernier Caton
pour le Vatican ne me l’a pas permis. Mais je l’ai fait in pectore.
Je l’entendis ouvrir et fermer des tiroirs, remuer des papiers. Puis elle couvrit le microphone de sa main et s’adressa à une personne près d’elle. Cet appel allait coûter une fortune à Farag. Elle parut finalement convaincue, car elle m’annonça d’une voix résignée :
— Légalement, vous n’avez rien à faire. Pour votre contrition, c’est une affaire personnelle que vous assumerez seule. Le plus correct, toutefois, serait que vous envoyiez une carte à la directrice générale pour lui communiquer votre décision et une autre à la supérieure de votre communauté, c’est-à-dire sœur Margherita. Ces cartes resteront archivées dans votre dossier. Mais, dès cet instant, vous n’appartenez plus à notre ordre.
— C’est aussi simple que ça ? Je suis libre, ça y est ? (Je n’arrivais pas à y croire.)
— Vous le serez dès que nous aurons reçu les lettres. Si vous ne souhaitez rien d’autre, ma sœur… (Sa voix vacilla en disant ces mots.)
— Et pour mon salaire ? Je le recevrai intégralement et directement du Vatican ?
— Ne vous en faites pas, nous arrangerons tout dès réception de vos lettres. De toute façon, souvenez-vous que votre contrat avec le Vatican est fondé sur votre statut de religieuse. Je crains que vous ne deviez arranger cette affaire avec le préfet des Archives, le père Ramondino. Et je ne crois pas trop m’avancer en disant que vous devrez certainement vous chercher un autre emploi.
— Je m’en doutais. Merci pour tout, ma sœur. J’enverrai ces cartes le plus vite possible.
Je raccrochai. Le vertige m’envahit. J’avais un précipice devant moi, le côté opposé était trop loin pour sauter et l’atteindre ; reculer, en revanche, n’était plus possible. D’ailleurs je ne le souhaitais pas. Je soupirai et jetai un coup d’œil sur la chambre de Farag. Quand ma mère allait apprendre la nouvelle, ce n’était pas une attaque qu’elle aurait, mais deux ou trois au moins. Et je n’osais imaginer la réaction de mes frères et sœurs. Pierantonio serait peut-être le seul capable de me comprendre. Je voulais juste vivre auprès de Farag le reste de ma vie, mais l’esprit pratique des Salina me poussait à envisager toutes les éventualités. Retourner à Palerme était un choix, bien que difficile. La Sicile pouvait être un refuge pour moi. Il me faudrait aussi chercher du travail, mais cela ne me préoccupait pas trop. Avec mon cursus professionnel, mes publications, ce ne devrait pas être compliqué. Ce travail déterminerait l’endroit où j’habiterais, naturellement. Je soupirai de nouveau. La peur était de mauvais conseil, je ne devais pas y céder. D’une façon ou d’une autre, je finirais bien par m’en sortir, je trouverais le moyen de franchir ce précipice.
La porte de la chambre s’ouvrit doucement et la tête de Farag apparut par l’entrebâillement.
— Comment ça s’est passé ? J’ai entendu sur l’autre combiné que tu avais raccroché.
— Tu ne le croiras jamais, dis-je. Je suis libre.
Farag me regarda, bouche bée. Je me levai et me dirigeai vers lui.
— Allons dîner. Je te raconterai plus tard.
— Mais, mais… tu as quitté les ordres, comme ça ? balbutia-t-il.
— Techniquement, pas encore, lui expliquai-je en le poussant dans le couloir. Moralement, oui. Il me reste à notifier ma décision par courrier. Mais allons dîner, s’il te plaît, le repas va refroidir et nous avons des invités.
— Elle n’est plus religieuse ! cria Farag en entrant dans le salon où nous attendaient nos invités.
Le sourire de Boutros exprima une joie intense liée à celle de son fils et le capitaine me regarda fixement pendant un bon moment.
Le dîner se déroula très agréablement. Ma nouvelle vie n’aurait pu naître sous de meilleurs auspices. Je compris pourquoi les stavrophilakes avaient choisi Alexandrie pour incarner le péché de gourmandise. Difficile de trouver ailleurs des plats plus succulents ou mieux préparés. Avant le baba ghannoug, la purée d’aubergines avec une sauce à base de sésame et de jus de citron, et l’ houmous bi tahine , une purée de pois chiche agrémentée de la même façon, nous goûtâmes un assortiment de savoureuses salades accompagnées de fromages et de fuul, d’énormes haricots marron. Boutros nous expliqua que les Alexandrins étaient les héritiers directs des
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