Le Dernier Caton
pouvaient mobiliser à ce point le Vatican et les Églises chrétiennes ? C’était évident. Les scarifications de l’Éthiopien le confirmaient. Selon une légende généralement admise par les ecclésiastiques, sainte Hélène découvrit la véritable Croix du Christ en 326 lors d’un voyage à Jérusalem, alors qu’elle cherchait le Saint-Sépulcre. Selon la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine 3 , quand Hélène, alors âgée de quatre-vingts ans, arriva à Jérusalem, elle soumit à la torture les Juifs les plus sages du pays pour qu’ils confessent ce qu’ils savaient du lieu où le Christ avait été crucifié. Et peu importait que trois siècles se fussent écoulés depuis, et que la mort de Jésus passât inaperçue alors. On réussit à leur soutirer une information qui mena les Romains au supposé Golgotha, le mont du Crâne, qui, en réalité, n’a pas été encore localisé de manière certaine par les archéologues. C’est là que l’empereur Hadrien, deux cents ans auparavant, avait fait ériger un temple dédié à Vénus. Hélène donna l’ordre de détruire le temple, de creuser, et trouva trois croix, celle de Jésus et celle des deux larrons. Pour identifier celle du Sauveur, elle donna l’ordre d’apporter le cadavre d’un homme qui, une fois déposé sur la vraie Croix, ressuscita. Après cet événement miraculeux, l’impératrice et son fils firent construire une basilique fastueuse, le Saint-Sépulcre, où la relique fut conservée. Peu à peu, au fil des siècles, de nombreux fragments furent éparpillés dans le monde entier.
— Comment savez-vous tout cela ? tonna de nouveau le capitaine, très en colère, à quelques centimètres de moi.
— Monseigneur Tournier et vous pensiez peut-être que je suis idiote ! protestai-je avec énergie. Vous pensiez qu’en me privant d’informations, en me maintenant à l’écart de l’enquête, vous alliez pouvoir utiliser seulement une partie de mes capacités, celle qui vous intéressait ? Allons, capitaine ! Je suis une chercheuse, j’ai gagné deux fois un prix prestigieux pour mes enquêtes paléographiques, je vous le rappelle.
Le garde suisse demeura immobile pendant quelques secondes interminables tout en m’observant fixement. Je devinai les sentiments qui agitaient son esprit, la rage, l’impuissance, la colère, des instincts meurtriers… Et, pour finir, un sentiment de prudence.
Soudain, dans le silence le plus absolu, il se mit à ramasser les photographies d’Abi-Ruj, à arracher de la porte les feuilles qui formaient la silhouette de l’Éthiopien, à ranger dans sa sacoche de cuir les notes, cahiers et reproductions que nous avions rassemblés. Puis il éteignit l’ordinateur et sans dire un mot, sans se retourner, sortit de mon bureau en claquant la porte d’un coup violent qui fit trembler les murs.
À cet instant précis, je sus que je venais de creuser ma tombe.
Comment expliquer ce que je ressentis quand, le lendemain matin, en passant mon badge électronique sur le lecteur, une lumière rouge se mit à clignoter et une sirène à hurler, de telle sorte que toutes les personnes présentes dans le hall des Archives se tournèrent vers moi en me regardant comme si j’étais une délinquante ? Non, c’est impossible à expliquer. Ce fut la sensation la plus humiliante que j’eusse jamais connue. Deux gardes de sécurité habillés en civil, avec des lunettes noires et des oreillettes, se plantèrent devant moi avant que j’aie eu le temps de supplier la terre de m’avaler, et me demandèrent très courtoisement de les suivre. Je serrai les yeux si fort que je me fis mal. Ce n’était pas possible, tout cela était un affreux cauchemar dont j’allais bientôt me réveiller ! Mais la voix aimable d’un de ces hommes me ramena à la réalité : je devais les accompagner au bureau du révérend père Ramondino.
Je fus sur le point de leur dire que ce n’était pas la peine, qu’ils me laissent partir, que je savais ce qu’on allait me reprocher. Mais je me tus et les suivis, docile, plus morte que vive, sachant que toutes mes années de travail au Vatican venaient de prendre fin.
Il ne sert à rien de revenir sur mon entrevue avec le préfet. Nous eûmes une conversation très correcte et aimable, au cours de laquelle il m’informa officiellement que mon contrat était terminé, que l’on me paierait bien sûr jusqu’au dernier centime ce que l’on me devait, et
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