Le Dernier mot d'un roi
s’amuse à bafouiller en public, à feindre l’incohérence ou la syncope, allant jusqu’à perdre l’équilibre, pour tromper le monde, ce qui ne présente dans son état aucune difficulté. Il a remarqué que son entourage s’alarmait chaque fois qu’il se déplaçait dans l’appartement sous un prétexte quelconque. Alors, il marche sans arrêt et rabroue, insulte même, ceux qui font mine de le soutenir ou de l’accompagner.
Au fond, il est très malheureux. D’abord, parce qu’en pleine possession de ses facultés, il travaille mal ou, plus exactement, il travaille sans goût, ce qui pour lui vaut un désastre, une malédiction. Les affaires de l’État ont cessé de le passionner. Il ne les embrasse que par devoir ou par contrainte. Quand il étudie les frontières de la France et celles des pays voisins, de l’Italie, notamment, où il a ses entrées, de l’Angleterre qu’il a su mettre à la raison, quand il fait le compte de ses avantages actuels et des victoires diplomatiques qu’il pourrait encore remporter, son cœur demeure distrait, au lieu de s’emballer comme naguère. Pourtant, aucun souverain d’Europe n’a, depuis Charlemagne, détenu de tels atouts, connu pareille fortune. Demain, le royaume de France avale la Bourgogne, après-demain, le Maine et la Provence, c’est écrit, ensuite la Bretagne et pourquoi pas le Milanais. Il faudra marier son fils, calculer, cartes en mains, chiffres à l’appui, la plus habile, la plus bénéfique des unions. Certes, Louis n’oublie rien de tout cela. Seulement, il y pense avec méthode, avec pondération, sans la flamme du joueur ni la rage d’aligner des pions et de gagner. Il ressemble à un ministre scrupuleux, obéissant. En somme, il devient son propre commis.
Ensuite, bien sûr et comme d’habitude, le roi est malheureux à cause de Charles. Sauveterre, revenu d’Amboise il y a deux semaines, lui a cependant porté de bonnes nouvelles :
— Monseigneur le Dauphin a bien chevauché, bien couru. Il a tué une biche à l’arbalète et d’un seul trait.
— À part cela, que penses-tu de lui ? Selon toi, fera-t-il un grand roi ?
— Sans aucun doute, Sire.
— Pourrais-tu le jurer ?
— Non, Sire. D’abord parce qu’il est impie de jurer. Ensuite…
— Ensuite ?
— Ensuite, parce que je vous aime trop pour vous mentir.
— Tu sais qu’en répondant de la sorte tu mérites la mort ?
— Oui, Sire.
— Tu ne crains pas la mort ?
— Non, Sire. Je ne crains que de vous déplaire.
— Pourtant, en ce moment, que fais-tu ?
— Je vous déplais, Sire, mais pour vous servir.
— Va-t’en !
Sauveterre s’incline, tourne le dos au roi et gagne la porte sans se hâter. Louis le rappelle :
— Tu crois vraiment que Charles ne fera jamais un grand roi ?
— Je n’ai pas dit cela, Sire. Je pense seulement qu’il a besoin de votre aide et de celle de Dieu. Je crois en vous et je crois en Dieu.
— Merci !
8
À trente-quatre ans, Philippe de Commynes sait qu’il n’y a pas de hasard en politique. On ne peut réussir, selon lui, que de trois manières : d’abord, le vouloir coûte que coûte, ensuite, retenir l’attention des chefs, enfin, leur devenir indispensable. Aujourd’hui, Louis XI a besoin de l’intelligence de Commynes parce qu’elle s’accorde à la sienne et qu’il doute de lui-même pour la première fois. Depuis qu’on l’a découvert inanimé sur une paillasse et que personne, à commencer par lui, ne peut expliquer pourquoi, il a perdu le meilleur de sa force : une évidente confiance en soi. En somme, c’est un malade qui fait retraite et qui demande l’hospitalité. Il s’agit, là, d’une image, bien sûr. En France, le roi est partout chez lui. Il n’a rien demandé à Commynes qui, de son côté, n’a rien suggéré, rien proposé, s’est contenté de dire avec le sourire et sur un ton badin :
— Sire, je suis fâché. Vous n’êtes pas curieux de mon château, tel que nous l’avons rénové, Hélène et moi.
— Rassure-toi, Philippe, j’irai le voir bientôt. Tiens, prenons date ! Disons dans quatre jours, pour la Toussaint. Je ferai mes dévotions dans ton église, réputée pour son Christ en Majesté et consacrée à saint Georges que je vénère.
Cela s’est passé au Plessis, le 28 octobre, en fin de
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