Le Dernier mot d'un roi
matinée. Commynes, surexcité comme un jeune homme, a trouvé un prétexte pour s’éclipser avant le repas de midi. Le ventre creux et la tête brûlée de projets, il a sauté sur son cheval, piqué des éperons et tenu le galop jusqu’à Argenton. Sans prendre le temps de jeter au sol son manteau couvert de poussière, il a prévenu sa femme à grands cris :
— Hélène, le roi vient chez nous !
— Ce soir ?
— Non, mercredi. À mon avis, il ne s’agit pas seulement d’une visite. Il compte rester. Nous n’avons que quatre jours pour tout préparer.
— Cela me suffit.
Hélène de Chambes a réuni son personnel sur-le-champ, a distribué les tâches et les responsabilités avec l’autorité et la compétence vétilleuses d’un capitaine de navire. En deux jours, le château a été nettoyé, lessivé des caves aux greniers. Puis Hélène s’est chargée elle-même de le décorer, après avoir fait cirer tous les meubles et changer les tapisseries de place. Les fleurs sont rares en automne, à part les asters, les scabieuses et les coloquintes, mais on peut composer d’admirables bouquets avec quelques centaurées et des branches choisies pour leurs feuilles aux tons de cuivre. Hélène a de l’imagination et du talent quand il faut orner un appartement, le rendre aimable et chaleureux, le vouer à un hôte comme s’il n’avait jamais existé que pour lui. Elle a pris soin notamment de la « chambre verte » dont les fenêtres à double charnière donnent sur l’Ouère, à l’endroit où la rivière traverse un boqueteau d’érables dorés. Elle a son idée sur le caractère du roi, qu’elle connaît mal mais dont elle pressent, en sa qualité de femme, les nuances secrètes : « La vieillesse le trompe lorsqu’il se croit indifférent aux petits agréments de la vie. S’il nous paraît dur ou méprisant, c’est parce qu’il recherche le repos, la douceur. » Elle se garde bien de tenir de tels propos devant son mari : « Il se moquerait de moi. Sur ce point, tous les hommes d’État se ressemblent. Ils ne s’écartent jamais de leurs affaires et se figurent manquer de sérieux quand nous parvenons à les distraire, alors que nous ne songeons qu’à les aider et que nos délicatesses qu’ils jugent enfantines les tirent souvent d’un mauvais pas. » En raisonnant comme une épouse attentionnée, aussi sage que subtile, elle semble oublier que Louis XI l’a mariée à Philippe sans lui demander son avis. En réalité, elle s’en souvient très bien, mais, dans son univers, le consentement des époux ne compte pour rien devant la volonté du maître, surtout lorsqu’à la raison d’État s’ajoute l’éloquence des chiffres. Aux termes du contrat, le père d’Hélène a reçu trois mille écus en échange de la seigneurie d’Argenton donnée à son gendre. Quant à celui-ci, le roi l’a gratifié de deux mille livres en espèces, une pension de six mille et la principauté de Talmont.
Hélène de Chambes ne correspond pas exactement à l’image qu’on se fait d’une personne intéressée. Le sentiment qu’elle nourrit à l’égard de l’argent s’apparente à un rêve éveillé, à une passion poétique. Sans argent, aucune beauté ne lui paraît possible, aucune existence convenable, aucun projet décent. La nature à l’état brut lui déplaît, offense l’éducation de ses sens : « C’est de la matière. Il faut la corriger sans cesse, la revêtir, lui apporter l’ordre, l’harmonie et l’esprit qui lui manquent. Sans argent, on finit par lui ressembler, adopter sa simplicité, l’insignifiance des rochers, du sable et de la terre. » Hélène a les exigences raffinées de ces esthètes qui collectionnent les œuvres d’art, les livres d’Heures, les miniatures de Jean Fouquet et ne les regardent presque jamais.
Le roi semble apprécier ses talents et ses prévenances, autant que les propos plus ou moins futiles qu’ils échangent. Il a parlé, hier, de ne pas quitter le château avant la fin du mois. « Je me sens bien, chez vous », a-t-il dit. Un honneur, une gloire pour le seigneur d’Argenton, l’occasion de mettre ses qualités en lumière sans être gêné par des rivaux, le privilège de travailler seul avec le roi, d’étudier à fond certaines affaires, de prévoir et de construire l’avenir.
Aussi admire-t-il Hélène. On
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