Le Dernier mot d'un roi
sangliers. »
Il se demande, à présent, si Louis n’a pas perdu la tête : « Je comprends qu’il veuille faire illusion, déguiser sa maladie et jouer à l’homme vaillant, mais pourquoi s’adresser à Jean de Beaumont qui habite la région et se tient au courant des moindres faits ? On ne trompe pas un vieux renard. »
Une constatation l’enchante et le navre en même temps : le roi s’enorgueillit de sa chasse comme d’un exploit, oubliant, par miracle, certaines conditions qui devraient normalement le faire rougir, ainsi l’attente immobile et l’affût sous protection. Commynes sourit et soupire : « Il n’a même pas remarqué que je tenais la bride de son cheval et quand je lui ai tendu l’arbalète, après l’avoir armée, il l’a saisie sans un regard, comme un outil. Et lorsque, au petit matin, avant de monter en selle, Gilles de Mérouville lui a déclaré qu’il n’y avait plus de sanglier convenable dans la contrée, qu’on avait abattu le dernier, un mois plus tôt, et qu’on ne pouvait décemment tuer une misérable laie et sa portée de marcassins, il a gobé cette fable sans sourciller, lui, si méfiant, naguère si exigeant pour les autres et pour soi. Ah, je ne reconnais plus mon roi ! »
Mais avec un vieillard aussi imprévisible, on ne saurait jurer de rien. Le voilà disposé à engager une conversation sérieuse. Hier encore, il refusait le tête-à-tête, choisissait le dialogue à trois, avec une préférence pour les propos domestiques où Hélène, par obligation, tenait le premier rôle. À plusieurs reprises, elle a tenté de s’effacer, de se retirer afin de donner libre parole à son mari, mais Louis, chaque fois, a jugé nécessaire de la retenir, quitte à l’interroger sur les fleurs de saison, sur les livres d’Heures ou sur les œuvres de Jean Fouquet dont il n’a cure. Ce soir, elle a pu regagner sa chambre sous le prétexte d’une douleur de tête et d’un étourdissement bien imité. Commynes se trouve seul en face du roi, au troisième étage du château, dans la salle d’honneur couverte de tapisseries commandées à Jehan Barrault de Longueville. Nous sommes le 9 novembre, trente minutes après le souper. Deux chandeliers éclairent la table desservie, mais la plus riche lumière vient de la cheminée où crépitent des flammes allongées comme des lances. Louis, enveloppé d’une robe épaisse et tassé dans un fauteuil, n’a pas encore bâillé. Les yeux mi-clos, il ne songe à rien de précis et regarde entre les cils son conseiller installé sur une chaise à dossier droit. C’est le siège que Commynes préfère pour rassembler ses idées et ne pas s’endormir sur les mots, mais il a trop attendu le moment de rompre le silence pour s’y résoudre le premier. Alors il hoche la tête d’une manière un peu sotte, en homme qui a beaucoup à dire et pourrait aussi bien se taire, attitude empruntée aux philosophes ou à l’image qu’on s’en fait. En réalité – mais en est-il conscient ? –, il voudrait seulement se rassurer, et, pour cela, écouter et parler en même temps, entendre seulement le bruit des phrases sans se soucier de leur sens. Oui, le bruit d’abord, une sorte d’ouverture musicale avant l’entretien proprement dit. Au service d’un maître dont la vie ne tient qu’à un fil, on avance à petits pas sur ce fil comme un funambule, à la merci d’une saute d’humeur ou d’un accident qui peut, à tout moment, vous précipiter dans le vide. Commynes souhaiterait obtenir du roi plusieurs certitudes sur l’avenir, et d’abord une confirmation officielle concernant la régence confiée à Anne de Beaujeu. Il a cru remarquer que la jeune femme se méfiait de lui. Alors, il compte aujourd’hui faire son éloge, plaider sa cause et flatter par là même son père, le mettre d’excellente humeur. Mais, à brûle-pourpoint et sans motif apparent, Louis évoque son propre passé, sa prime jeunesse :
— À dix-sept ans, je brûlais les étapes comme on se brûle les ailes. Dauphin, je me prenais pour le roi. On m’a reproché à mots couverts d’avoir travaillé contre mon père, d’avoir ajouté aux difficultés de son règne. En l’occurrence, j’avais tort d’être imprudent, d’agir à découvert. Sinon, je ne regrette rien. Sa conduite m’irritait autant que sa personne. Je le
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