Le Dernier mot d'un roi
s’étranglerait de colère s’il constatait qu’on l’oublie. On s’approche de lui avec des précautions qui n’ont rien de naturel et, dans ce climat de fièvre, chacun finit par se sentir anormal, sinon soi-même malade. Le roi souffre d’élancements aigus, atroces, mais lui seul le sait, car il ne se plaint jamais, ne parle pas de sa douleur et se contente de projeter sur autrui une agressivité qui le fait paraître odieux. Ses démangeaisons gagnent maintenant tout le corps, n’épargnent ni la nuque, ni le ventre, ni les paupières et ni les doigts. Il s’imagine victime de la lèpre et cette idée l’obsède, vrille sa conscience, cesse d’être une appréhension pour devenir, de jour en jour, d’heure en heure, une certitude. Il affirme reconnaître sur sa peau tous les stigmates de la funeste maladie que, par terreur ou respect, il ne désigne qu’en latin : « Morbus ph oe nicus ». À l’entendre, son front forme des plis qui s’indurent d’une tempe à l’autre et ses yeux sont brûlés, emplis de mousse rouge comme ceux des croisés atteints du « mal arabe ». Adam Fumée lui répond que ces plis et ces brûlures tiennent à la vieillesse, à l’usure normale, inéluctable des organes. Mais Louis ne tolère pas ces homélies. Il se fâche, hausse le ton : « Écoutez-moi donc ! C’est la voix d’un ladre, il n’y a pas de doute. » Il précise aussitôt qu’il s’est renseigné, que la lèpre éraille la voix comme « celle d’un chien qui a trop aboyé » et cette comparaison, il ne l’a pas inventée, il l’a lue dans les livres. Il s’irrite davantage encore en décrivant les boutons qui suppurent entre ses jambes et qu’il hésite à montrer : « Leur base est verte et la pointe blanche. La lèpre, je vous dis. On ne dirait pas que vous avez enseigné la médecine. Vous devriez reprendre vos études. »
Adam Fumée hoche la tête sans rougir. Il a l’expérience et l’habitude des avanies. Professeur émérite à l’université de Montpellier, puis choisi par Charles VII comme premier médecin de la cour, il fut soupçonné à la mort du roi de l’avoir empoisonné. On l’enferma dans la tour de Bourges d’où Louis XI, à son avènement, le libéra pour en faire son « médecin ordinaire ». Aujourd’hui, il aime toujours son métier, le pratique avec art, mais ne se fait aucune illusion sur les hommes.
Louis non plus. Cependant, il prête l’oreille à tous les aventuriers qui lui vantent des remèdes miracles. Le navigateur Eustache de la Fosse lui a parlé d’une tortue que l’on pêche au Cap-Vert et dont la chair répandue sur la peau d’un lépreux élimine aussitôt les ulcères et les croûtes. Le roi offre dix mille livres à l’armateur grec Georges Bessicat qui gagnera les tropiques et lui rapportera cette merveille. Anne de Beaujeu juge la dépense excessive. Sur un signe de Pierre, elle garde le silence mais a du mal à se contenir. Elle s’inquiète à nouveau quand, au début de novembre, Louis écrit à Laurent de Médicis de lui « prêter à n’importe quel prix » l’anneau de Saint-Zanobi qui protège les chrétiens de la lèpre. Une semaine plus tard, sans consulter sa fille ni son gendre, il prend une décision plus onéreuse encore : ériger en collégiale la chapelle du Plessis. Il invoque, à ce titre, le prestige de l’Église, mais ses ennemis le soupçonnent de ne penser qu’à lui. « Ainsi, dit-on, il disposera, à portée de voix, d’une assemblée de chanoines dont la première dévotion sera de prier pour sa santé. » De même qu’une âme dévote, éprouvée dans sa foi, observe avec défiance son idole, de même Anne de Beaujeu connaît maintenant l’anxiété de juger son père au lieu de l’adorer. Elle craint qu’il ne perde conscience de son métier de roi, en s’égarant dans la détresse physique et les contingences terre à terre. Certes, elle sait qu’il demeure lucide à sa manière, qu’il n’abandonne pas les affaires en cours, qu’il étudie notamment les pourparlers qui doivent aboutir au traité d’Arras, consacrer la chute de la maison de Bourgogne et la fin des prétentions anglaises. Cependant, elle le trouve trop soucieux de sa maladie, trop prisonnier de son corps, et lui reproche en secret de songer davantage à son état qu’à l’État. Depuis le
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