Le Dernier mot d'un roi
serment prêté en octobre par Louis d’Orléans, le regard qu’Anne porte sur elle-même a changé, ainsi que sa vision du monde et sa représentation de l’avenir. Sans oser l’avouer à Pierre ni le penser, elle se voit régente, déjà, et responsable du royaume. Avec fièvre, elle envisage des devoirs sévères, des rigueurs arides et des difficultés sans bornes. Il lui faudra déjouer les intrigues des conseillers, apaiser leurs querelles, contenir les ambitions des princes, les intimider pour éviter de les combattre, et surtout protéger l’enfant roi, le futur Charles VIII, l’armer contre les flatteurs, les séducteurs et les traîtres, lui apprendre à grandir et à se dominer. Alors, aujourd’hui, Anne ne saurait approuver les extravagances du vieux roi ni admettre ses tyrannies domestiques qui côtoient le désordre mental et le ridicule. Ce père qu’elle a admiré si longtemps, vénéré avec une telle ferveur, la déçoit pour la deuxième fois. Elle retrouve cette gêne malsaine, ressentie quinze mois plus tôt, lorsqu’on lui a parlé du corps inanimé, découvert sur une paillasse. Un égoïsme abstrait dont l’inhumanité la dépasse lui interdit de penser qu’il souffre, que sa goutte, ses ulcères et ses démangeaisons le rendent fou. En songeant à lui, elle ignore le père autant que l’homme, ne retient que le roi, son trône et son image sacrée. Elle tremble moralement d’assister à sa déchéance et, plutôt que de le voir s’abîmer dans le délire ou sombrer dans l’idiotie, elle préfère le regarder s’éteindre tout de suite. Car il n’a pas le droit d’être un homme ordinaire.
Mais, au Plessis, règne une telle tension, dans l’air et dans les cœurs, que tout se modifie, se contredit sans cesse. Une émotion chasse l’autre et personne ne s’habitue au vent de janvier qui siffle au-dehors, râpe la terre, arrache l’herbe sèche. C’est du moins ce que pense Anne après ce qu’elle a vécu hier, une journée glacée qui l’a réchauffée d’étrange manière, éveillant en elle une ardeur, une foi qu’elle n’attendait plus. La nuit tombait quand les ambassadeurs de Flandre sont arrivés. Ils venaient demander au roi de ratifier par serment le traité d’Arras signé deux semaines plus tôt. Conduits par l’abbé de Saint-Pierre de Gand, ils sont entrés à pas solennels dans la salle du Conseil, éclairée seulement par deux chandeliers qui laissaient la plus grande partie de la pièce dans la pénombre. Mais celle-ci était voulue par le roi. Il avait longtemps hésité avant d’accepter cette cérémonie. Son état ne lui permettait guère de parler, ni de se mouvoir, ni de rester assis de manière convenable. Il refusait d’étaler sa misère au grand jour et ne savait comment dissimuler la paralysie de son bras droit, tenu en écharpe. Un temps, par dérision ou par bravade, il a prévu de revêtir une tunique usée qui ne cachait rien, mais, après réflexion et sur un signe muet de Sauveterre, il s’est drapé dans une longue robe de soie, fourrée de martre. Attablé entre Anne et Pierre qui regardaient droit devant eux pour éviter de le surveiller, il tentait de discuter les termes du serment, mais bégayait sur chaque mot et s’embarrassait dans des phrases inaudibles. En fait, enfoncé dans son fauteuil, le dos courbé et les yeux mi-clos, il voulait seulement gagner du temps, retarder le moment fatal où il devrait lever la main droite, ce dont il était incapable. Heureusement, Pierre est venu à son secours. Il a dit que le roi était d’accord avec les conditions du traité et que son approbation valait un serment. Alors, un événement inouï s’est produit qu’Anne revit, aujourd’hui, le cœur battant. Louis a réussi à se lever, à parler, à crier même qu’il allait jurer, mais qu’il ne pourrait le faire de la main droite. Il a écarté un pan de sa robe afin de montrer son bras en écharpe, puis a demandé l’Évangile que l’abbé de Saint-Pierre lui a aussitôt présenté. Louis a posé la main gauche sur le livre, mais, soudain, à la vue de son visage crispé, labouré par l’effort, tout le monde a compris que son geste n’était pas fini car, au prix d’une secousse héroïque, il est parvenu à toucher l’Évangile avec le coude de son bras inerte, avant de choir dans le
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