Le dernier templier
Partout s’empilaient des blocs de béton, des parpaings, des tuyaux de drainage et des dizaines de futs d’essence vides. En somme, l’habituelle pagaille après un chantier.
Dans l’enclos s’affairait un vieux Turc en coiffe et vêtements traditionnels. Reilly devina qu’une partie au moins de cette petite entreprise était privée et il ne fut pas surpris quand Okan lui présenta le recycleur, le nommé Rüstem, comme son oncle.
Celui-ci leur adressa un sourire édenté. Puis il écouta son neveu lui poser quelques questions avant de répondre avec force mouvements de bras et hochements de tête enthousiastes.
Okan se tourna vers Tess et Reilly.
— Mon oncle se souvient très bien des vestiges du village. Pendant des années, il y a mené paître ses chèvres. Il dit que seules quelques parties de l’église étaient encore debout.
Il haussa les épaules en ajoutant :
— En tout cas, c’était comme ça avant que la vallée soit submergée. Il y avait un puits près de l’église et il se souvient d’un...
Okan fronça les sourcils en cherchant ses mots.
— ... de la racine morte d’un très grand arbre.
— Une souche d’arbre, précisa Tess.
— Une souche, oui, c’est ça. La souche d’un saule.
Tess leva les yeux vers Reilly. Encore une fois, ils brûlaient d’impatience et d’excitation.
— Alors, qu’en penses-tu ? Tu crois que ça mérite un coup d’oeil ? demanda-t-il, pince-sans-rire.
— Si tu insistes, sourit-elle.
Ils remercièrent Okan et le vieil aubergiste. Au moment de se séparer, l’ingénieur lança un dernier regard vers Tess.
Puis celle-ci et Reilly enfilèrent leur combinaison de plongée et apportèrent leur équipement au bord de l’eau, là où Rüstem gardait deux petites barques. Ils montèrent dans l’une d’elles et le Turc poussa l’embarcation dans l’eau. Dès qu’elle se fut un peu éloignée du rivage, il sauta dedans. Attrapant les avirons, il commença à ramer avec l’aisance d’un homme qui a fait cela toute sa vie.
Tess profita du trajet pour rappeler à Reilly les procédures de routine sous l’eau. Il se souvenait plus ou moins de son unique expérience de plongée et des quelques techniques qu’on lui avait enseignées dans les îles Caïmans, où il avait passé ses vacances quatre ans plus tôt. Rüstem cessa de ramer à peu près à mi-chemin entre les rives occidentale et orientale, à un peu plus d’un kilomètre du barrage. Le vieil homme plissa les yeux en marmonnant. Il regarda un premier sommet proche, puis un autre, et encore un autre. Il attrapa l’une des rames, qu’il utilisa comme pagaie afin de se repositionner au terme d’une succession de mouvements. Reilly se pencha par-dessus bord et agita les deux masques dans l’eau.
— A ton avis, qu’est-ce qu’il y a en dessous ?
— Je n’en sais rien.
Tess observait l’eau.
— Pour l’instant, la seule chose que j’espère, c’est que c’est bien là.
Ils se regardèrent en silence, puis s’aperçurent que le vieil homme s’était arrêté et souriait en exhibant ses gencives édentées. Il tendit le doigt vers le bas.
— Kilise suyun altinda, déclara-t-il.
Les mots avaient l’air semblables à ceux que son compatriote du restaurant avait utilisés.
— Sükran , répondit Tess.
— Qu’a-t-il dit ?
— Je n’en sais rien, répondit-elle en se dressant au bord de la barque. Mais je suis presque certaine que kilise signifie « église ». Donc je pense qu’on y est.
Elle fit un signe de tête à Reilly.
— Alors, tu viens ou quoi ?
Avant qu’il ait pu répondre, elle baissa son masque et se laissa basculer en arrière, entrant dans l’eau pratiquement sans une éclaboussure. Après un dernier regard à Rüstern, qui leva son pouce en un geste résolument moderne, Reilly suivit, beaucoup moins gracieusement, la jeune femme dans l’eau sombre.
58
Alors qu’ils s’enfonçaient dans les ténèbres froides du lac, Tess fut envahie par une sensation familière, une sensation qu’elle aimait. Il y avait quelque chose de presque mystique dans l’idée de — peut-être — bientôt, contempler des objets qu’aucun humain n’avait vus depuis des siècles. C’était grisant, sur la terre ferme, d’approcher les vestiges de civilisations disparues depuis longtemps qui reposaient sous des siècles de sable et de dépôts. Mais quand le site était immergé sous une montagne d’eau, l’exaltation était
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