Le dernier vol du faucon

vous comprenez...
    - Combien de temps, Mrs. Tucker?
    - Dix-sept ans.
    - Alors pourquoi maintenant... si longtemps après?»
    Elle haussa les épaules, dissimulant son agitation
    sous une apparente désinvolture. « Parce que c'est le moment, voilà tout. Il y a eu... des signes...
    - Parlez-m'en.»
    Nellie se creusa l'esprit pour trouver la réponse adéquate. Pas question, naturellement, de lui dire toute la vérité - ni même la moitié. Car, alors, il ne la lâcherait pas et ne l'autoriserait jamais à se rendre seule à Avuthia.
    Elle sentit qu'il gardait les yeux fixés sur elle, attendant une réponse. Lentement, prenant son temps, elle redressa une mèche rebelle.
    «Mon mari est mort, Mr. Ivatt. Il m'a laissé un peu d'argent. C'est alors que Mark a découvert que Jack Tucker n'était pas son vrai père. Puis il y a eu cet article dans la London Gazette à propos d'un marin grec, un homme exceptionnel devenu Premier ministre du Siam...
    - Constant est-il au courant pour le garçon ? coupa vivement Ivatt.
    - Non, non. Nous avions passé la plus grande partie de l 'été ensemble en Angleterre. Lorsque je me suis aperçue que j'étais enceinte, son bateau était déjà parti. Tout ce que je savais, c'est qu'il était décidé à faire fortune en Asie et qu'ensuite il reviendrait... »
    Sans qu'il puisse le voir, elle planta profondément ses ongles dans ses paumes, le temps de reprendre contenance, et se força à sourire. «Alors j'ai épousé Jack Tucker, un homme âgé qui a su donner un nom à Mark et se montrer bon envers lui. Il est mort l'année dernière. »
    Bien malgré elle, des souvenirs du vrai Jack refluèrent à sa mémoire : son arrogance, ses exigences, sa cruauté... un véritable sadique qui avait abandonné toute comédie de gentillesse dès que Nellie était devenue sa femme. Leur mariage avait tué en elle tous ses bons sentiments, faisant d'elle une cynique. Comme elle avait détesté avoir à se coucher auprès de lui chaque nuit! Quelle différence avec la passion qu'elle
    avait éprouvée pour Phaulkon ! Parfois, il lui arrivait de se demander si, sous ses cicatrices, cette flamme sauvage qui avait donné naissance à Mark pourrait un jour renaître.
    Elle dût faire un violent effort pour réussir à s'exprimer d'un ton uni et, pire encore, pour tenter de donner à son discours un semblant de cohérence. Mais, en réalité, elle commençait à se dire qu'il ne lui restait plus aucune chance d'aller à Avuthia si elle ne parvenait pas à convaincre cet homme que ses motifs étaient innocents.
    «Je ne suis pas ici pour causer des ennuis, Excellence. Mon fils voudrait simplement connaître son père, voilà tout.
    - Mrs. Tucker, je ne vois pas comment vous pourrez éviter les ennuis. Le Seigneur Phaulkon est à présent marié à une catholique fervente, la seule femme qui ait été élevée par les Jésuites. Et quand il n'est pas avec elle, chaque minute de son temps est prise par les affaires de l'État.»
    Nellie se raidit mais s'efforça de garder son calme. Elle s'était imaginé son ancien amant entouré d'une légion de concubines... pas au côté d'une épouse catholique! Tout cela paraissait bien étrange. En attendant, il fallait continuer à mentir.
    « Excellence, notre relation appartient désormais au passé et je n'ai nulle intention de m'introduire dans sa vie actuelle. Il n'a rien à craindre de moi.
    - Vous savez vous montrer extrêmement persuasive, Mrs. Tucker. Et aussi très séduisante. Mais le seigneur Phaulkon est mon ami et il m'a confié la garde de cette province qui est la porte du Siam. Je ne serais pas digne de cette charge si je vous autorisais à gagner Ayuthia. »
    Nellie baissa la tête et il y eut un autre silence. Quand elle affronta de nouveau Ivatt du regard, ses yeux étaient humides. «Je vois bien que je vous ai déplu, Excellence.»
    Le gouverneur s'agita, mal à l'aise. «Mais pas du tout, Mrs. Tucker. Bien au contraire. Seulement vous
    ignorez tout du climat politique de ce pays. De nombreux facteurs doivent être pris en considération.»
    De ses grands yeux bleus mouillés de larmes, elle le regarda bien en face. « Voudriez-vous, au moins, m'en dire quelques mots ? »
    - Eh bien, pour commencer, il y a des aspects, disons... émotionnels. Comme je vous l'ai dit, Maria, l'épouse du seigneur Phaulkon, a été élevée dans la plus stricte obédience de la foi catholique. Elle attend son premier enfant. »
    Nellie tiqua, incapable