Le dernier vol du faucon
cette fois de se contrôler plus avant. Pourvu qu'Ivatt n'ait rien remarqué! pensa-t-elle. Il continuait de la fixer avec insistance.
«Et puis il y a la situation politique, poursuivit-il. Les jésuites attendent de Phaulkon la conversion du roi Naraï, mais certains d'entre eux n'y croient plus. Votre arrivée - et celle de ce fils inattendu - risque de nourrir encore leurs soupçons. Ils se serviront de cet argument pour tenter d'influencer le général français en poste à Bangkok, afin qu'il retire son soutien au Barcalon. Il y a encore bien d'autres facteurs de troubles, Mrs. Tucker, et votre venue à Ayuthia n'en supprimera aucun, bien au contraire.»
Nellie tira de son sac un petit mouchoir en dentelle dont elle se tamponna délicatement les paupières. Mais ces larmes n'étaient pas toutes de la comédie. Elle se sentait si émue, si furieuse, que pleurer ne pouvait que lui faire du bien.
«A présent, voulez-vous écouter mes raisons? demanda-t-elle.
- Bien entendu.
- L'appel du sang est plus fort que tout, Excellence, et mon fils se consume d'impatience à l'idée de connaître son vrai père. Comment moi, sa mère, puis-je ignorer un pareil désir? Il n'est pas l'enfant du hasard, Mr. Ivatt, croyez-moi. Et, ainsi que je vous l'ai dit, je ne souhaite en aucun cas nuire au seigneur Phaulkon. Ne l'ai-je pas laissé totalement libre tout au long de ces années?» Elle marqua une pause pour lui laisser le temps de s'imprégner de ces paroles. Puis,
d un ton plus léger, elle reprit : « Quant à la jalousie de son épouse, elle ne sera rien comparée à la colère que je déverserai sur vous si vous ne me donnez pas satisfaction. » Elle sourit. « Dans ce domaine, je suis sans égale. »
Ivatt ne put s'empêcher de sourire à son tour. Nellie l'observait et sentit qu'il s'adoucissait un peu. Son esprit travaillait. Elle aurait préféré de beaucoup que Constant ne soit pas averti de sa présence, mais il fallait en prendre le risque pour parvenir jusqu'à lui. «Voyons, Excellence, pourquoi ne pas laisser Constant décider par lui-même ? insista-t-elle. Après tout, Mark est son fils. Ne pourriez-vous lui écrire? S'il ne veut pas me recevoir, alors je vous donne ma parole que je retournerai en Angleterre. Voyez-vous une meilleure solution que celle-ci ? »
Ivatt réfléchit. Même en le retournant dans tous les sens, il fallait bien reconnaître qu'il n'y avait pas de faille à ce raisonnement. «Très bien. J'enverrai un messager. Mais vous devez rester ici sous ma protection et ne pas oublier que la réponse, s'il y en a une, mettra près d'un mois à nous parvenir. En admettant que le seigneur Phaulkon ne soit pas en déplacement. »
Nellie fit de son mieux pour avoir l'air aussi assagie que possible.
«Mark a seize ans, Excellence, et il a besoin de connaître son vrai père. Croyez-vous qu'un mois de plus ou de moins fasse une telle différence ?
- Si vous acceptez d'être mon invitée ici, je veillerai à ce que votre séjour se déroule dans les meilleures conditions possibles.
- Soyez-en remercié, Excellence. Pardonnez-moi, mais j'ai encore une faveur à vous demander.» Elle lui lança un regard d'un bleu lumineux. «Mark est très doué pour les langues étrangères et j'aimerais profiter au mieux du temps que nous devrons passer ici. Serait-il possible de lui faire suivre des cours de siamois ? A mes frais, naturellement.
- On dirait qu'il a hérité des talents de son père, observa Ivatt. Je verrai ce que je peux faire. En atten-dant, vous êtes libre de visiter Mergui. Pour votre protection, je souhaite cependant que vous soyez toujours accompagnée. »
Nellie et Mark suivirent un domestique qui les conduisit dans un appartement réservé aux dignitaires de passage et décoré de somptueux tapis de Perse et de vases Ming. On y trouvait aussi de splen-dides cabinets de laque noire ainsi qu'une vasque finement ciselée pour l'eau du bain. De ravissants bouquets de fleurs de jasmin et d'hibiscus avaient été placés de chaque côté des nattes de jonc servant de lits mais on n'y trouvait ni chaises ni canapés. Les Siamois avaient en effet coutume de s'asseoir sur le sol, les jambes croisées, ou encore, de s'accroupir.
Ils aperçurent dans un angle un gong de forme inhabituelle. Près de la porte, des domestiques, vêtus d'un pagne, attendaient de leur servir du thé dans de petites coupes.
Nellie constata immédiatement que Mark paraissait hors de lui. Il l'avait
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