Le dernier vol du faucon
semblait aussi perdu qu'elle.
L'homme au tatouage la regarda sévèrement. «Son Altesse Royale vient d'être tuée à coups de gourdin par les prêtres farangs. Vous les connaissiez. On vous a vue parler avec eux. Suivez-nous. »
Envahie par un terrible pressentiment, Sunida leur emboîta le pas jusqu'à la demeure du prince. Cet homme, ce prêtre si laid au nez cassé... son aspect l'avait surprise. Alors pourquoi n'avait-elle rien dit à Chao Fa Noi? Pourquoi n'avait-elle pas exprimé ses doutes ?
Soudain, elle sut ce qui était arrivé. Petraja avait une longueur d'avance sur le roi. Son bras avait déjà frappé à Ayuthia.
31
Le cœur de Nellie battit plus vite quand elle aperçut devant elle le quai de bois du fort de Bangkok surplombant le fleuve. Le bateau sur lequel Sunida lui avait trouvé un passage, une sorte de yole longue et étroite à la proue ornée d'une tête d'animal sculptée, assurait un service de poste grâce aux efforts conjugués de six puissants rameurs. Il s'arrêtait fréquemment pour déposer ou embarquer des passagers et était constamment au maximum de sa capacité. Le voyage avait duré deux jours au lieu d'un seul, et Nellie n'avait sommeillé que de brefs instants, blottie dans un coin de l'embarcation.
Lors des nombreux arrêts destinés à changer l'équipe de rameurs, elle s'était rafraîchie en puisant de l'eau dans les grandes jarres de céramique alignées sur la jetée à la disposition de tous. Le voyage avait été pénible et elle avait regretté le confort de la barque de Phaulkon. Mais Sunida l'avait assurée qu'il était plus prudent de se déplacer discrètement. La première partie du trajet, de Louvo à Ayuthia, n'avait fait que confirmer cette allégation. Heureusement, la route jusqu'à Bangkok s'était déroulée sans incident notoire. Certes, les Siamois l'avaient regardée avec intérêt, mais leurs yeux n'étaient pas hostiles et ils arboraient encore ce sourire candide et amical si représentatif de leur peuple.
Une sentinelle française, postée sur le quai, l'aida à descendre sous les regards curieux des autres passagers. Nellie était la seule à débarquer au fort. Elle suivit le soldat le long du chemin de terre sèche jusqu'à la large cour intérieure qu'elle connaissait bien. Il lui offrit un siège à l'ombre de l'arbre à pluie aux larges branches pour aller chercher le général.
Un domestique siamois lui apporta quelques tranches de mangue ainsi qu'un verre de citron pressé bien frais. Epuisée par ce long voyage, elle s'écroula sur sa chaise, le corps brisé par de multiples courbatures. Il n'y avait pratiquement pas d'air et la chaleur était suffocante. De temps à autre montaient de la rivière les appels des femmes proposant dans leurs petites pirogues de modestes marchandises.
Le général se fit attendre et quand il apparut enfin, Nellie sentit l'angoisse s'emparer d'elle. Desfarges ne semblait guère heureux de la revoir. Il la salua froidement et s'assit à bonne distance en la regardant comme une intruse. C'était un accueil bien éloigné des amabilités qu'il lui avait réservées auparavant. Que s'était-il passé ? Sa mission se présentait sous de mauvais auspices.
Un oiseau au plumage de toutes les couleurs s'était perché au bout de la table, agitant furieusement ses ailes irisées et sa queue. Dans toute autre circonstance, Nellie aurait ri de plaisir à ce charmant manège.
« Eh bien, madame Tucker, que nous vaut le plaisir de votre visite ? » demanda le général d'un ton bourru.
Elle hésita, ne sachant par où commencer. «J'arrive de Louvo, Général. Je viens vous apporter les salutations du seigneur Phaulkon.
- Ah, oui? Et comment va son fils?
- Son fils ?
- Oui, le jeune Mark. Je suppose qu'il apprécie son séjour... »
La sueur ruisselait sur ses joues mais il ne fit aucun effort pour l'essuyer. Il était trop occupé à la regarder.
Nellie sentit le rouge lui monter aux joues. Ainsi, c'était cela. Le général devait penser qu'elle l'avait pris pour un idiot. Mais comment avait-il été informé? Elle comprit qu'il attendait une explication et se tortura l'esprit pour trouver la réponse la plus adéquate.
« Général, je ne peux que m'excuser auprès de vous de mes mensonges. Mais j'ai été contrainte de dissimuler la vérité à tout le monde, même à vous qui m'avez pourtant témoigné tant de bontés. Voyez-vous, je craignais que si le seigneur Phaulkon apprenait l'existence de son
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