Le dernier vol du faucon
charge au fort si la guerre éclatait, comme il y avait tout lieu de le croire. Les Français auraient bien d'autres choses à faire que de les protéger. D'ailleurs, au cas où le siège se prolongerait, deux bouches de moins à nourrir représentaient un élément appréciable, même avec d'abondantes provisions. Verdesal avait fini par se laisser convaincre après que l'Anglais eut promis d'aller voir Desfarges - si celui-ci était toujours à Louvo - et de l'informer du sort tragique réservé à Saint-Cricq et à ses hommes.
Compte tenu des circonstances, Ivatt dut offrir le triple du prix normal pour louer une barque de vingt rameurs afin de gagner Louvo. Encore n'obtint-il satisfaction qu'à la vue de son chapeau conique qui inspirait toujours le respect dans ce pays fortement hiérarchisé.
Après avoir navigué près de vingt heures sur le fleuve et changé plusieurs fois de rameurs, ils arrivaient enfin en vue de Louvo lorsqu'ils furent arrêtés à un poste de contrôle. Ivatt en remarqua deux autres sur la rive d'en face et se demanda si ces barrages visaient Phaulkon. Il était inquiet pour la sécurité de son ami et avait hâte de le voir, certain qu'il n'avait pas quitté son roi bien-aimé. S'il se trouvait encore à Louvo, les autorités ne devaient pas l'ignorer. Heureusement, Nellie et Mark dormaient profondément dans la cale et le contrôle fut superficiel, en partie grâce au sauf-conduit que Phaulkon lui avait fait attribuer par le roi afin de faciliter ses déplacements. Us purent donc repartir assez vite.
Au moment où ils s'approchaient de l'embarcadère privé de Phaulkon, le soleil se leva derrière les palmiers qui ourlaient la rive et, dans cette lumière matinale, Ivatt crut distinguer des corps étendus sur le quai de bois. Les gardes de Phaulkon ? Endormis?
Il demanda aux rameurs de ralentir leur cadence et se dirigea vers la proue pour observer la rive de plus près. Mark dormait toujours, la tête sur les genoux de sa mère et Nellie était adossée contre la paroi, son châle roulé en boule sous sa tête toujours voilée.
La barque glissa sur l'eau presque jusqu'au quai sans que les hommes endormis notent sa présence. L'un d'eux se redressa enfin et regarda l'embarcation approcher. Pensant qu'il s'agissait des gardes de Phaulkon, Ivatt lança d'une voix forte: «Où est ton maître ? »
Un officier s'avança en se frottant les yeux. «Qui êtes-vous? demanda-t-il en réajustant son panung.
- Un ami de ton maître. Il m'attend.
- Il n'est pas ici, déclara le Siamois en jetant un coup d'oeil prudent au chapeau conique d'Ivatt.
- Alors, dis-moi où il est», insista Ivatt.
Les soupçons de l'officier s'accrurent quand il vit à l'arrière de la barque les Indiens à la peau sombre à moitié endormis.
« Mon maître n'a pas d'amis farangs. Qui êtes-vous?
- Dis-moi plutôt qui est ton maître?» tonna Ivatt qui commençait à perdre patience.
L'homme le regardait, hésitant, mais quand Ivatt sauta sur le quai, il se dressa devant lui.
«Je n'ai pas le droit de vous laisser débarquer tant que je ne sais pas qui vous envoie. »
A l'arrière de la barque, les Indiens s'étaient réveillés et se levaient les uns après les autres. « Préparez-vous ! leur cria Ivatt en siamois. Nous pourrions avoir des ennuis. »
Puis il se tourna à nouveau vers le garde. «Je suis le gouverneur de Mergui. Dis-moi où est le seigneur Phaulkon ? »
En guise de réponse, l'officier tira son épée et appela ses hommes qui se mirent péniblement debout, encore engourdis de sommeil. Pendant ce temps, les Indiens sautèrent à terre tandis qu'Ivatt se précipitait dans le bateau pour s'emparer de son fusil. Quand il revint, il vit le géant tamoul de Madras, le meilleur de ses combattants, lever deux des hommes de Sorasak en l'air et leur fracasser le crâne l'un contre l'autre. Il y eut un bruit terrible d'os brisés et ils tombèrent à terre au moment où Ivatt tuait l'officier d'une décharge dans le cou. Les autres gardes échangèrent des regards incertains. Ils n'étaient pas habitués aux armes à feu, ni à ces diables de géants à la peau sombre. Les Indiens ne leur laissèrent pas le temps de se reprendre et se ruèrent sur eux, armés de leurs kriss meurtriers, tandis que les deux métis de Goa, les frères Perez, chargeaient la tête en avant, comme des taureaux furieux.
Bientôt, la moitié des hommes de Sorasak gisaient à terre. Les autres s'enfuirent en courant,
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