Le dernier vol du faucon
Desfarges. C'était un homme très gros, ce qui ne devait guère être agréable dans un climat aussi tropical. Il transpirait abondamment et la sueur avait collé sur son front ses maigres cheveux gris. Les boutons de son uniforme étaient tendus à en craquer et il gardait les mains croisées sur son ventre rebondi comme si cette position pouvait dissimuler l'ampleur de son tour de taille. Cette apparence plutôt comique ne s'accordait guère avec ses efforts de galanterie et, en d'autres circonstances, Nellie s'en serait fort amusée.
«Pardonnez-nous si cette réunion a tout l'air d'un tribunal, madame, reprit-il en se tamponnant le front avec un mouchoir de soie, mais la vérité est que nous avons hâte de vous poser quelques questions au sujet de ce fâcheux incident - du moins s'il ne vous est pas trop pénible d'y revenir.
- Mais bien entendu, Général. Je ne demande qu'à vous être utile. »
Nellie sourit de manière encourageante, satisfaite de l'effet qu'elle produisait sur son auditoire. Elle remarqua que l'un des officiers était un très bel homme, avec des cheveux blonds et des yeux clairs. Elle crut se souvenir qu'il s'appelait Beauchamp.
«Permettez-moi de vous demander tout d'abord votre nom, madame.
- Je m'appelle Nellie Tucker et je viens d'Angleterre. Je suis ici pour retrouver mon frère qui se trouvait au Siam lorsque nous avons reçu pour la dernière fois de ses nouvelles. Il s'agit d'un missionnaire du nom de Sanders. Richard Sanders. Notre père est mort en nous laissant un peu d'argent et je sais que cette somme serait très utile à Richard pour son travail. J'espérais pouvoir rester ici et l'aider.
- Je vous prie d'accepter toutes nos condoléances pour votre père, madame. J'ai cru comprendre qu'un jeune homme voyageait avec vous ?
- Oui, mon fils Mark. » Le général sourit et elle crut déceler chez lui une note de soulagement. « Il est encore jeune et... les événements de la nuit dernière l'ont beaucoup affecté. J'ai jugé préférable de le laisser se reposer sur le bateau.
- Naturellement, approuva Desfarges avec compassion. Cette épreuve a dû être terrible pour vous deux. Cependant, aussi douloureux que soient ces souvenirs, il me faut vous demander de nous relater une nouvelle fois en détail les événements de la nuit dernière, en essayant de ne rien oublier. »
Nellie en fit une description complète, omettant toutefois de parler du crucifix et de la lettre trouvés sur le pont. Elle se dit que, même si l'existence de cette lettre venait à être connue, personne ne pourrait la soupçonner de l'avoir prise. On penserait qu'elle était tombée de la poche de l'assassin durant sa fuite ou, encore, qu'elle avait glissé par-dessus bord pendant la lutte. Quant à la croix, elle seule pouvait savoir que l'assassin en portait une. Instinctivement, elle sentait qu'une information aussi importante, capable même d'incriminer Phaulkon, était un atout supplémentaire contre ce dernier. En attendant, il était préférable de rassembler autant d'alliés que possible autour d'elle.
«L'assassin siamois n'a-t-il donc rien dit à Malthus pendant la lutte?» s'étonna Desfarges après que Nellie eut achevé son exposé. « Pas la moindre menace, aucune parole fournissant une indication quelconque ? »
Nellie poussa un petit cri et enfouit la tête entre ses mains.
«J'oubliais... mon Dieu, comme c'est stupide de ma part ! Je suis encore si troublée, Général. Lorsque l'assassin a poignardé sa victime, il s'est écrié "Avec les compliments de Constantin..." Ma foi, j'ai oublié la suite. J'étais si affolée. »
Les officiers échangèrent des regards entendus. «Ne s'agissait-il pas d'un certain... Phaulkon? interrogea le général.
- Oui, oui, c'est bien cela... Il me semblait avoir déjà entendu ce nom auparavant mais je ne me souvenais plus où. » Et comme elle n'était pas à court de mensonges, elle ajouta négligemment: «Qui est-ce?
- Le Premier ministre du roi, madame. Un Grec. Sans doute aurez-vous déjà entendu mentionner son nom. C'est un personnage très connu, ici.
- Ah ! Mais alors pourquoi voudrait-il assassiner un prêtre ?
- Phaulkon n'hésiterait pas à éliminer tous ceux qui se mettent en travers de sa route, assura Dassieux.
- Non, ce n'est pas vrai, rétorqua le séduisant Beauchamp. Je ne dirais pas qu'il est un catholique fervent, mais de là à assassiner un jésuite...
- Le Premier ministre est donc catholique ?
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