Le dernier vol du faucon
les Siamois, de rester accroupi ou assii en tailleur des heures durant, Desfarges s'était empressé d'y faire disposer des sièges et des coussins. Il avait soigneusement veillé à ce que Nellie et Mark jouissent du meilleur confort. Le fauteuil personnel du général, taillé à ses corpulentes mesures, ressemblait plutôt à un petit canapé. Nellie et Mark s'y blottirent tous deux pour admirer le paysage. Quatre-vingts rameurs propulsaient la barque à une vitesse étonnante, et sa proue sculptée en forme de garuda fendait l'eau comme un oiseau plongeant sur sa proie.
Nellie se sentait très excitée tandis qu'elle regardait défiler les rives couvertes d'arbres fruitiers. Selon les officiers français, la riche production des vergers de Bangkok - ananas, bananes, mangues, pamplemousses, jaques - était réputée pour sa qualité.
Au cours de ces trois derniers jours passés au fort, la jeune femme avait eu maintes fois l'impression, comme à Mergui, d'être davantage une prisonnière qu'une invitée. A cette différence près que, cette fois, elle était l'otage d'un général français et non plus d'un gouverneur anglais. Afin d'empêcher que Mark fût à nouveau confondu avec son père, elle avait réussi à lui faire accepter de porter des bandages sur la moitié du visage. Phaulkon ne devait à aucun prix découvrir trop tôt leur présence au Siam. Le garçon avait encore un œil gonflé après sa lutte avec l'assassin, ce qui rendait plus plausible ce déguisement. Ni Desfarges, ni aucun de ses officiers n 'avait pu contempler sa véritable physionomie.
Par chance, le médecin français du fort appelé, sur l'insistance du général français, pour soigner les contusions du garçon, semblait n'avoir jamais rencontré le Premier ministre. Il avait appliqué des onguents et refait un pansement propre en lui recommandant de se reposer autant que possible. Nellie s'était arrangée pour que les repas de Mark lui soient servis dans sa chambre.
Il lui fallait cependant reconnaître que les Français s'étaient montrés courtois et pleins de sollicitude à leur égard, leur attribuant des chambres voisines, petites mais confortables. Ils insistèrent néanmoins pour que Nellie se joigne à eux pour les repas. De son côté, elle jouait les coquettes avec les officiers, surtout avec le beau major de Beauchamp, et prenait bien soin de dissimuler son désir de quitter le fort. Elle se constituait ainsi une réserve de bonnes volontés dans laquelle elle pourrait puiser ultérieurement pour obtenir une lettre d'introduction auprès de Phaulkon.
Les officiers français passaient beaucoup de temps en réunion et Nellie avait l'impression que tout n'allait pas pour le mieux parmi les troupes. La discipline s'était relâchée et de nombreux soldats flânaient, moroses et oisifs, accablés par la chaleur et les moustiques. Ils se querellaient, se battaient pour un rien et les officiers semblaient contrôler difficilement la situation.
Un soir qu'elle avait incidemment abordé le sujet au cours du dîner, le général Desfarges avait éclaté de rire, affirmant que c'était sûrement la présence d'une jolie Européenne qui agitait ainsi les soldats et leur donnait le mal du pays. Et, lorsqu'elle lui demanda négligemment combien de temps encore les troupes françaises comptaient rester au Siam, il lui répondit d'un ton ambigu qu'elles y demeureraient jusqu'à ce que leur mission soit accomplie. Le roi de France, ajouta-t-il, souhaitait que la population de ce monde soit éclairée par les enseignements de la vraie foi.
Avec son habituel pessimisme, Dassieux avait alors grommelé que Phaulkon ne remplissait pas sa part du contrat, mais le général lui avait vivement coupé la parole et changé de sujet.
Il devenait de plus en plus clair que de profondes dissensions divisaient l'état-major français à propos de Phaulkon. Nellie glana autant d'informations que possible sur la situation politique, grâce surtout au lieutenant de Beauchamp qu'elle avait réussi à enjôler lors de promenades au bord du fleuve.
Le troisième jour, un messager arrivé du séminaire d'Ayuthia leur apprit que le père Malthus avait été chargé d'une mission officielle au fort, juste avant de rencontrer son fatal destin. Les jésuites lui avaient confié une lettre à remettre au général Desfarges, lettre dont il subsistait une copie.
L'envoyé remit le document signé par tous les prêtres du séminaire. Ils exigeaient qu'une
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