Le Druidisme
savoir
comment se présente la perfection de l’Autre-Monde, ce qui justifie la
nécessité de la quête. Chaque individu, reconnu comme autonome, comme libre,
comme doué de talents spécifiques, a le devoir de tenter la quête et de revenir
dire ce qu’il a vu. Tous les « quêteurs » n’auront pas vu la même
chose, et l’expérience individuelle enrichira la collectivité. La meilleure
illustration de cette démarche est probablement celle de la Chevalerie de la
Table Ronde, conception héritée en grande partie de la pensée druidique. Chaque
chevalier accomplit une quête solitaire et singulière vers un but unique, le
Graal par exemple. Mais quand le chevalier revient à la cour raconter ce qu’il
a fait et ce qu’il a vu, on sent très bien que la responsabilité du groupe est
engagée dans l’action individuelle d’un de ses membres.
Le paradoxe est là. Mais la pensée druidique est paradoxale
parce qu’elle participe d’une hétérologie .
C’est une pensée dialectique. Dieu est la Totalité. Dieu est donc l’ensemble
multiforme de toutes les actions individuelles. Il y a unité dans le multiple,
multiplicité dans l’unité. C’est là où la logique celtique creuse un fossé en
face de la logique méditerranéenne. La pensée druidique n’est ni collectiviste
ni individualiste, elle est les deux à la fois ,
puisqu’elle refuse tout dualisme. On dira que c’est une pensée irrationnelle.
Cela n’a aucun sens : l’irrationnel n’existe pas, ou plutôt c’est
seulement une structure mentale qui ne s’appuie pas sur les mêmes références
que la raison courante et dominante dans une civilisation donnée. Les Grecs et
les Latins n’ont pas compris les Celtes, qu’ils ont pourtant admirés bien
souvent. Leur incompréhension était normale. Les Celtes n’ont certainement pas
eux-mêmes compris la démarche des Grecs et des Latins. C’est en tout cas la
preuve de l’infinie variété de l’esprit humain qui, confronté aux réalités de
l’existence et du destin, parvient à trouver des explications, des
justifications, des solutions. La tradition universelle unique est un leurre.
Si une telle tradition provenait d’une révélation unique dans les temps
primitifs – de l’Âge d’Or, par exemple –, on en retrouverait les traces. Mais
en dehors de la tendance au syncrétisme, lequel brouille les données au lieu de
les clarifier, il est difficile de discerner une « ténébreuse et profonde
unité » dans la pensée humaine. Cette unité de la pensée humaine serait
d’ailleurs un appauvrissement. Puisque Dieu et le monde sont en perpétuel
devenir, c’est à chaque individu, à chaque collectivité d’apporter quelque
chose. Qu’il y ait des convergences, c’est certain. Qu’il y ait des erreurs,
des retours en arrière, des oublis, des incompréhensions, c’est évident.
L’esprit humain se cherche en cherchant le « Graal », quel qu’il
soit. C’est le sens de la quête , puisque le
mot signifie « recherche ».
Et la quête est obligatoire .
Nul ne peut s’y dérober sans s’attirer la « honte » vis-à-vis de la
collectivité, cette « honte » magique et sacrée étant la chose la
plus terrible qui puisse recouvrir un individu, selon la doctrine druidique.
Blaise Pascal n’a pas dit autre chose, dans son fameux « argument du
pari » : tout être humain est engagé dans le jeu de la vie, il doit parier. La quête est un pari. Et il vaut mieux
parier une infinité de gains.
Dans le très beau récit irlandais de la Navigation d’Art, fils de Conn , le jeune héros, à la
suite d’une partie d’échecs jouée avec la concubine – indigne – de son père,
est obligé de partir à la recherche d’une jeune fille qu’il devra épouser [365] . Mais
il ignore où se trouve la jeune fille en question, et personne ne semble le
savoir [366] . Il
ne peut se dérober. Il entreprend donc cette quête désespérée de la Femme,
d’île en île, d’aventure en aventure, de danger en danger. Il finira par
conquérir celle qui lui était destinée. Mais cela n’aura pas été sans
errements, ni sans souffrances. Et quand il reviendra, avec son épouse, le
peuple d’Irlande l’accueillera avec joie et bonheur, parce que le succès de
l’entreprise rejaillit sur l’ensemble du groupe. Le bonheur individuel est
celui de la collectivité. D’ailleurs, de cette quête impossible, le héros a
rapporté non seulement une épouse, mais toutes
Weitere Kostenlose Bücher