Le Fardeau de Lucifer
davantage de ceux qu’il aime le plus.
Les yeux remplis de larmes, je ne répondis rien.
— Accomplis ta destinée. Je t’attendrai.
Il s’évanouit dans l’air. Aussitôt, la nuit se referma sur moi, aussi noire qu’avant. Assis près du feu, je pleurai comme jamais je n’avais pleuré.
Je m’éveillai en nage, assis dans mon lit, les couvertures rabattues sur les cuisses. Les bras de Cécile m’entouraient, mais je tremblais comme une feuille. De ses petites mains douces, elle essuyait les larmes qui mouillaient mes joues.
— Tu as fait un mauvais rêve. Tu appelais ton maître.
— Il était comme dans ma jeunesse, dis-je, haletant. Avant, tout ça. Il voulait me guider une dernière fois, je crois.
— Alors, réjouis-toi. Les morts reviennent parfois visiter, en songe, ceux qu’ils ont aimés. Vous deviez être comme cul et chemise.
— Plutôt comme faute et conscience, dis-je sombrement.
Elle ne releva pas mes propos, qui devaient lui paraître
bien étranges. Elle me força simplement à m’allonger et, pour l’heure qui suivit, elle me fit oublier que ma vie était un enfer sur terre. Et que, chaque nuit, je l’y entraînais un peu plus profondément.
Au matin, je me sentais serein. À l’aube, Cécile m’avait quitté, comme elle le faisait toujours pour préserver un semblant de discrétion. Mon rêve, lui, était encore en moi. Il était gravé dans ma mémoire, aussi vif que s’il s’était vraiment produit. En m’assoyant sur le bord de mon lit, je choisis de croire que, là où il s’était retrouvé après son supplice, Bertrand de Montbard avait été jusqu’à repousser le moment de son entrée au paradis pour me rappeler que je ne serais jamais tout à fait seul. Il avait attendu que je sois prêt, que je ressente vraiment le deuil de sa mort, pour me faire ses adieux. Mon enseignement n’est pas terminé. Ce que j’étais est en toi et le restera pour toujours.
Alors que la veille j’avais été profondément abattu, je me sentais maintenant rempli d’un espoir nouveau. Pour la première fois, une infime part de moi osait croire que je pouvais réussir à sauver mon âme. La mort vaut la peine pour qui a bien vécu. Fais la volonté de Dieu en te rappelant qu’il exige toujours davantage de ceux qu’il aime le plus, avait dit Montbard. Jusque dans la mort, il avait été ma conscience. Je lui devais de poursuivre. Je fermai les yeux et prononçai des mots tout simples qui n’avaient encore jamais franchi mes lèvres.
— Merci, maître. Pour tout.
Peut-être étais-je finalement devenu un homme. Au prix fort, mais à temps pour ce que j’avais à accomplir.
Dès lors, je me consacrai tout entier à la tâche qui m’incombait. Toutes les nuits, pendant le reste du mois d’août, je me rendis secrètement sur la place de l’église Saint-Sernin, espérant en vain y trouver la réponse du Cancellarius Maximus. Chaque fois, je variais l’heure de mes déplacements, ayant encore frais en tête le fait qu’on avait tenté de m’assassiner et que tout cela avait été manigancé par Simon de Montfort. Le chef des croisés était peut-être loin de Toulouse, mais rien ne m’assurait qu’il n’avait pas laissé d’autres hommes de main derrière lui pour accomplir sa sale besogne. Après lui avoir remis la carte et les listes d’intendance, qui s’étaient avérées aussi banales que je l’avais soupçonné, j’avais montré à Roger Bernard le petit bout de papier retrouvé dans la tente. Comme Ugolin et moi, il y voyait au premier abord une preuve que mon agresseur avait négocié le prix de sa traîtrise.
Il me fallut attendre le début de septembre pour que quelque chose de significatif se produise enfin. Au cours de la dernière semaine, l’air avait été lourd et le ciel s’était chargé de nuages noirs et menaçants qui s’entêtaient à ne pas libérer leur fardeau. Lorsque l’orage avait enfin éclaté, cela avait été avec une violence inouïe, le tonnerre et les éclairs fendant dramatiquement le rideau de pluie qui enveloppait la ville et vidant les rues de leurs habitants.
Il pleuvait donc à boire debout, cette nuit-là, lorsque j’entrepris mon expédition nocturne vers la cache. La cape de laine que j’avais revêtue était détrempée bien avant que je n’atteigne ma destination. Comme je le faisais chaque fois, je m’arrêtai à quelque distance et me blottis contre un édifice, grelottant
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