Le Fardeau de Lucifer
sincèrement pour sa vie tout en me refusant à l’admettre. J’avais encore plus peur, je crois, qu’il ne puisse plus jamais être le même s’il survivait. Bertrand de Montbard n’était pas homme à accepter d’être diminué.
Pernelle essayait bien de me convaincre qu’il ne servait à rien de rester là, qu’elle m’avertirait dès qu’il se produirait quelque chose, mais je refusais obstinément de bouger. J’avais peur que Montbard meure sans moi. Je craignais plus que tout de ne jamais pouvoir lui reparler, ne fût-ce que pour lui faire les adieux qu’il méritait et lui dire à quel point il me manquerait. Je l’avais profondément déçu, jadis, et il m’en tenait encore rigueur. Il n’était pas question que je l’abandonne maintenant. Compatissante, mon amie me chargea donc de verser à intervalles réguliers un peu d’eau entre ses lèvres parcheminées et de lui servir des cuillérées de bouillon clair ou de miel pour le sustenter. L’eau, m’expliqua-t-elle, était encore plus importante que la nourriture pour maintenir la vie. Régulièrement, j’épongeais aussi son front avec un linge humide, mais il demeurait brûlant. À plusieurs reprises, je me surpris à tenir la grosse main qui m’avait si souvent frappé, enfant, comme si ce geste simple pouvait lui transmettre une partie de ma force vitale.
Un matin, à l’aube, je sentis un poids sur ma nuque. Comme cela s’était produit chaque nuit depuis l’opération, je m’étais endormi d’épuisement, le front contre la paillasse, tel un chien fidèle aux côtés de son maître. Je m’éveillai avec un soubresaut. Il me fallut un moment pour comprendre qu’il s’agissait de la main de mon maître. Le cœur battant, je relevai la tête et le vis qui me fixait de son œil valide.
— Jouvenceau. fit-il d’une voix à peine audible. Tu n’aurais pas. un peu d’eau. pour un vieil homme. mal en point ?
— Maître. Vous êtes vivant, balbutiai-je bêtement.
— Comme tu vois. Mais pas pour. très longtemps. si tu me laisses mourir. de soif.
Je m’empressai de verser quelques gorgées d’eau dans un gobelet que je portai à ses lèvres en lui soutenant la tête. Il avala et ferma les yeux.
— Tudieu. Que m’est-il arrivé ? demanda-t-il, le souffle faible mais régulier.
— Le coup de Raynal a rouvert votre blessure au ventre, expliquai-je. Vous aviez les tripes en charpie. Vous avez failli mourir.
— Le diable. n’a pas voulu de moi, on dirait.
— Je vais aller chercher Pernelle. Ne bougez pas.
— Même si je le voulais. ricana-t-il avant de grimacer.
Je traversai l’infirmerie en trombe et faillis renverser dame Daufina, qui passait par là. La Parfaite, grande et mince, était une femme entre deux âges à l’air austère. Elle venait d’entrer, les bras chargés de draps. Elle posa sur moi deux petits yeux méfiants et aussi noirs que ses vêtements.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Montbard ! m’exclamai-je sans chercher à cacher ma joie. Il vient de se réveiller !
Avec un calme méthodique, elle posa ses linges sur une petite table tout près de là.
— Je vais m’occuper de lui. Dame Pernelle était dans la cour voilà un instant. Va la chercher.
Je la remerciai et courus à l’extérieur, où je repérai mon amie dans la cour. Elle était en conversation avec quelques Parfaits. Je l’interrompis brusquement et bafouillai des explications qui suffirent à lui faire saisir la situation. Elle s’excusa auprès des autres et me raccompagna prestement à l’infirmerie. Nous trouvâmes Daufina affairée à faire boire Montbard. Pernelle sourit en le voyant.
— Alors, gros ours ? s’écria-t-elle, ravie. Vous serez encore des nôtres pour un temps, on dirait !
— Sans moi. tu t’ennuierais, blagua mon maître malgré son état.
— Sans vous, je pourrais faire autre chose que recoudre des tripes ! Votre vieux ventre ne vaut plus trois sous et il est grand temps que vous cessiez de le placer devant les coups.
Daufina se retourna et adressa un froncement de sourcils à Pernelle. Le sourire de mon amie s’effaça aussitôt et son visage prit une expression préoccupée. Elle s’approcha de mon maître et lui appliqua la main sur le front.
— Vous êtes encore brûlant, grommela-t-elle, visiblement agacée.
Elle se retourna vers Daufina.
— Il faut briser cette
Weitere Kostenlose Bücher