Le faucon du siam
moussaillon grec
présenté au roi de Siam! Même s'il avait longtemps désiré cette rencontre, il
l'avait imaginée de mille façons : maintenant qu'elle était toute proche, il ne
se sentait absolument pas prêt. L'appréhension le rongeait.
Ce potentat, se demanda-t-il, qui avait droit de vie ou
de mort sur des millions de sujets, allait-il se montrer aimable ou cassant,
raisonnable ou intolérant? Allait-il laisser Phaulkon s'exprimer ou bien
voudrait-il seulement qu'il l'écoute docilement, en silence? Phaulkon
devrait-il donner son avis ou ne contredire en rien l'autorité absolue de Sa
Majesté? On savait si peu de choses sur le souverain qu'on le décrivait tour à
tour comme grand, petit, courtois, irritable, magnanime et mesquin. Nul, même
pas ses courtisans, n'avait jamais osé le regarder en face. Lors de la visite
de 1 evêque français d'Héliopolis, les négociations pour l'autoriser à
s'asseoir — à titre tout à fait exceptionnel — en présence de Sa Majesté
avaient traîné pendant des mois avant que l'on accordât finalement la
permission. En apprenant que pour la pre-
mière fois quelqu'un ne se prosternait pas en présence de
Sa Majesté, de véritables ondes de choc avaient parcouru la société siamoise.
Dans les rares occasions où Sa Majesté quittait le palais
pour assister à une grande cérémonie, apporter des offrandes et des robes aux
moines ou frapper les eaux du Menam afin d'ordonner aux pluies de cesser, elle
était escortée de vingt mille hommes. Ses gardes à cheval, des Maures aux
uniformes étincelants, ouvraient le cortège en file indienne; ses mandarins,
prosternés et silencieux, suivaient sur leurs éléphants couverts de joyaux,
tandis qu'elle-même, installée dans son palanquin doré parsemé de pierres
précieuses, montait le plus bel éléphant, au centre de la procession. Le roi
tenait à la main un croc en or dont il se servait pour guider l'animal, lequel,
disait-on, était si intelligent qu'il s'agenouillait spontanément dès qu'il
voyait approcher Sa Majesté. Allongé sur le puissant arrière-train de l'animal,
un mandarin de haut rang attendait les ordres pour diriger la monture royale au
cas où le Seigneur de la Vie se lasserait de le faire lui-même. Des courtisans
de moindre importance, des légions d'esclaves aux veux baissés venaient à pied,
encadrant leur souverain, portant ses armes, ses boîtes à bétel et ses parasols
dorés au lourd manche en argent massif. Le peuple, enfin, à qui l'on
interdisait de tourner le regard vers la personne du roi ou d'émettre un son
sur son passage, restait respectueusement à l'intérieur des maisons, derrière
les volets clos.
Une seule fois par an, on laissait la populace sortir en
présence de son roi. C'était la cérémonie la plus pittoresque de l'année : des
milliers de petites embarcations étaient rangées le long des berges du fleuve
pour regarder la barque royale, et ses cent vingt rameurs coiffés de bonnets
cramoisis et portant des genouillères assorties chantant en cadence, filer vers
la victoire sur ses concurrents dans la course de bateaux.
Malgré les rumeurs contradictoires qui circulaient à
propos de Sa Majesté, Phaulkon avait toutefois ima-giné certaines possibilités.
Le souverain avait assurément l'esprit ouvert, sans quoi il n'aurait pas laissé
pratiquer si librement autant de religions différentes dans son pays, pas plus,
chose plus surprenante encore, qu'il n'aurait accordé à leurs missionnaires la
liberté de convaincre ses sujets. Il sourit. Le roi de Siam avait-il découvert
une vérité qui avait échappé à ses illustres frères d'Occident : à savoir que
plus on interdisait une croyance, plus on éveillait de l'intérêt à son sujet?
Il était étrange que le Siam, où les prêtres chrétiens pouvaient évangéliser à
leur guise, ait apporté si peu de convertis au christianisme.
Par un aspect au moins de sa nature, le roi devait être
généreux et magnanime, se dit Phaulkon; sinon, jamais il n'aurait offert des
terres et de l'argent à ces adeptes de croyances étrangères soucieux d'imposer
leur volonté à ses sujets.
Le matin de sa convocation, Phaulkon se leva tôt.
L'audience était prévue pour huit heures. Trop excité pour dormir, il s'était
tourné et retourné toute la nuit, attendant avec impatience et redoutant à la
fois la venue du jour. Sunida n'avait pas dormi non plus : elle le
réconfortait, le massait, faisant écho à ses
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