Le feu de satan
de Baddlesmere qui marchait difficilement, même soutenu par Branquier, il sortit de la grand-salle et gagna les quartiers du grand maître, au bout du couloir. Baddlesmere resta un moment à marmonner, en se frottant les lèvres et en parcourant la pièce d’un regard vide.
— Il a perdu l’esprit, commenta l’argentier.
— Sir Bartholomew, gronda Molay, veuillez me dire ce qui s’est passé ! Votre cellule a brûlé. On a retrouvé sur votre lit deux corps carbonisés, impossibles à identifier. Nous avons cru que vous étiez l’un d’entre eux !
Le commandeur leva la tête.
— Je ne suis qu’un ver de terre, indigne du nom d’homme, psalmodia-t-il. Mes péchés, mes péchés me poursuivent sans cesse.
— Quels péchés ? demanda calmement Corbett, en déplaçant son tabouret pour lui faire face. Quels péchés, Sir Bartholomew ? répéta-t-il.
— Celui de sodomie, avoua Bartholomew d’une voix rauque, qui attire sur lui la colère divine.
— Pourtant, rétorqua Corbett, le Seigneur a dit : « Tes péchés seraient-ils écarlates, je les rendrai aussi blancs que neige. » Vous aimiez Scoudas, n’est-ce pas ?
Baddlesmere tira sur un fil lâche de ses chausses trempées par la pluie.
— Je suis entré jeune dans l’ordre des Templiers, raconta-t-il sans hâte. Je rêvais d’être un preux donnant son sang pour la Croix. Et même avant cela. Quand j’étais enfant, je dormais dans la chambre de ma mère. Elle ramenait des hommes à la maison. J’entendais ses ébats et ses gémissements. J’étais gamin, alors. Dès l’âge de quatorze ans, je sus que je ne prendrais jamais femme. Je voulais être pur, froid comme la glace et blanc comme neige, un chrétien sans tache devant le Seigneur.
Il eut un sourire sans joie.
— Et c’est ce que je devins. Je fus templier, moine-chevalier, homme de Dieu. Je fus tenté par le péché de chair, mais je résistai à la tentation jusqu’à ce que je rencontre Scoudas. D’abord, je l’ai aimé comme le fils que je n’ai jamais eu, mais avais toujours désiré. Il avait une peau blanche, douce et satinée...
— Et le jour où vous êtes allé à York, l’interrompit Corbett, vous avez vu Murston exposé au gibet, puis vous êtes entré au Manteau Vert.
Baddlesmere hocha la tête.
— Scoudas vous accompagnait ?
— Oui, nous avons partagé une chambre. Mais il avait changé. Il s’est mis à me menacer et à sous-entendre qu’il allait se plaindre.
Baddlesmere hésita.
— Il n’aurait pas dû. Il m’a raillé et traité de vieillard. Il m’a révélé qu’il s’était lié d’amitié avec quelqu’un d’autre, un nommé Joscelyn, écuyer de Branquier. Je suis parti fou de colère, pour rejoindre Molay et revenir à Framlingham.
— Et la nuit de l’incendie ?
— Scoudas est venu dans ma chambre. J’ai cru qu’il venait faire la paix. Joscelyn l’accompagnait. Ils ont commencé à me défier et à menacer de me dénoncer. Je n’ai pas supporté leurs moqueries. Je suis sorti en claquant la porte, poursuivi par leurs ricanements. Tout était silencieux dans le manoir. Comme j’avais laissé mon gobelet dans ma chambre, j’ai pris un pichet dans les cuisines et décidé d’aller me promener dans les jardins. Je me suis dissimulé. Je ne voulais parler à personne, ni rencontrer qui que ce soit. J’ai contourné le labyrinthe et atteint le bois. C’était une belle nuit tiède. Je me suis endormi. J’étais recru de fatigue et j’avais un peu trop bu. Lorsque je me suis réveillé, il faisait encore noir, mais le jour allait poindre. J’étais plein de courbatures. J’allais rentrer au manoir lorsque j’ai entendu des hurlements et aperçu les flammes. Même de l’endroit où je me tenais, je voyais d’énormes colonnes de fumée.
Il se tut en se grattant le menton.
— Et vous avez fui ? questionna Branquier.
La porte s’ouvrit. Symmes et Legrave se glissèrent dans la pièce.
— Les soldats se remplissent la panse ! aboya Symmes. Quand ils auront fini leurs auges, je les enverrai à leurs bauges.
Corbett ne releva pas ces propos insultants.
— Pourquoi avez-vous fui ? reprit-il.
— J’ai été pris de panique. Il était évident que quelqu’un avait péri dans ma chambre. On m’en rendrait responsable. Quoi que je fasse, je serais maudit. Mon vice serait révélé au grand jour. Pire : on m’accuserait peut-être d’avoir mis le feu, commis les autres meurtres.
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