Le Gerfaut
atteindre l’arche de la porte Saint-Vincent quand il entendit, derrière lui, un bruit de course. En même temps une voix féminine étouffée et haletante, s’écriait :
— Arrêtez-vous, s’il vous plaît ! Vous courez trop vite pour moi !
Il s’arrêta, se retourna et, dans la coulée jaune d’une fenêtre éclairée, vit danser un jupon rouge et les bavolets blancs d’une coiffe vannetaise. Avec étonnement, il reconnut la jeune servante que le Nantais avait appelée Manon. Un châle noir serré autour de ses épaules, elle courait, légère, sur les gros pavés ronds.
— C’est à moi que vous en avez ? demanda-t-il quand elle fut tout près.
— Oui !… Il faut que je vous parle… mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai dit… que j’allais à la réserve… chercher de l’huile pour les lampes ! Vite ! Venez ici…
Il sentit, sur sa main, une petite patte froide et dure singulièrement vigoureuse, qui l’attira au plus sombre de l’arche sur laquelle saint Vincent Ferrier, en costume d’évêque, bénissait inlassablement le port.
— Qu’avez-vous donc à me dire de si pressant ! demanda Gilles, intrigué.
Manon respira deux ou trois fois pour reprendre son souffle. Elle était si près de lui que, sous le châle, Gilles pouvait sentir les battements précipités de son cœur et, malgré sa course au grand air, elle apportait avec elle, imprégnant ses vêtements, l’odeur de la taverne, tabac et alcool mélangés. Elle n’avait pas lâché sa main et il sentit qu’au contraire elle la serrait plus fort.
— Ne partez pas avec le Nantais ! chuchota-t-elle très vite ! J’ai entendu ce qu’il vous disait ! C’est un mauvais homme, un brigand… et il ne-travaille pas du tout pour un grand armateur de Nantes.
— Pour qui alors ?
— Je ne sais pas au juste. Je crois que c’est pour un contrebandier espagnol qui relâche parfois, à ce que l’on dit, dans le Golfe. On entend de ces choses à l’ Hermine Rouge ! … mais il vaut toujours mieux les oublier.
— Mais enfin, le Nantais…
— Est un homme du Diable ! Écoutez ! Il y a deux ans, il est déjà venu dans cette ville et trois jeunes garçons ont disparu. On a dit qu’ils s’étaient embarqués à L’Orient pour faire la course aux Indes occidentales… mais un marin d’Auray qui a été prisonnier à Alger et racheté par les Pères de la Merci m’a raconté, après boire, qu’il avait vu l’un d’entre eux là-bas… esclave d’un homme riche à la peau noire. En fait de L’Orient, il avait été embarqué, une nuit, sur le navire de l’Espagnol et l’Espagnol l’avait vendu aux Barbaresques. Si vous partez, c’est cela qui vous attend ! Je vous en supplie, n’y allez pas…
Les paroles de la jeune servante répondaient trop à ce sentiment de méfiance que le Nantais lui avait inspiré à première vue pour que Gilles les mît en doute un seul instant. En outre, sa voix avait une sincérité, une ardeur convaincantes. Pourtant, quelque chose lui échappait et il ne put s’empêcher de lui demander :
— Depuis combien de temps le Nantais est-il ici ?
— Deux ou trois mois… peut-être plus… je ne sais pas trop.
— Est-ce que d’autres garçons sont venus à lui depuis ?
— Oui… trois ou quatre, je crois…
— Et… vous les avez prévenus ?
Il l’entendit respirer plus vite et comprit qu’elle hésitait. Mais cela ne dura pas.
— Non ! dit-elle. C’est trop dangereux. Si le Nantais savait… ou seulement Yann Maodan, mon patron, je pourrais moi aussi disparaître.
— Alors, pourquoi maintenant prenez-vous ce risque ? Pour quoi pour moi ?
— Parce que…
Elle n’acheva pas sa phrase et, brusquement, se colla contre Gilles. Ses bras glissèrent autour du cou du jeune homme et il sentit une bouche tiède se poser sur la sienne. Ce fut rapide, léger mais passionné. Un instant, le corps de Manon épousa le sien des genoux aux lèvres puis s’écarta, comme s’il l’avait brûlé tandis que la jeune fille murmurait, un peu haletante :
— … Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même sinon que tu me plais comme aucun garçon ne m’a jamais plu. Tout à l’heure quand je t’ai vu en face du Nantais j’ai cru voir un goéland pris dans la glu. Et j’ai senti que, si je le laissais faire de toi un esclave je ne pourrais plus jamais dormir. Maintenant, je t’ai tout dit et il faut que je rentre ! Fais
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