Le Gerfaut
enfant, je n’ai plus aucune raison d’accepter vos décisions me concernant.
Les yeux sombres se relevèrent brusquement, emplis d’éclairs menaçants.
— Qu’entends-tu par là ?
— Que vous me simplifiiez les choses, ma mère. Vous m’avez envoyé au séminaire comme on se débarrasse d’un paquet encombrant mais moi je ne veux pas aller au séminaire. Et c’est cela que je suis venu vous dire : jamais je ne serai prêtre !
— Comment ? Qu’oses-tu…
— Laissez-moi parler, ma mère, tant que je puis encore vous donner ce nom. Vous ne m’avez jamais pardonné d’être venu au monde comme si j’étais responsable de ma propre naissance et, injustement, vous avez résolu de m’en punir en m’ensevelissant, ma vie entière, sous une soutane… Je me refuse à vous obéir.
Avec la rapidité d’une vipère qui va frapper, Marie-Jeanne se releva. Deux vilaines taches rouges marquaient ses pommettes. Sa bouche se tordit comme si les mots l’écorchaient au passage.
— Sacrilège ! Misérable enfant ! Quels sont ces mots ?… Punition ! Tu oses qualifier de punition l’état le plus noble, le plus heureux qui puisse échoir à un homme…
— Pour vous peut-être. Pas pour moi…
— Alors c’est que j’ai raison, c’est que tu n’es pas mon fils, que tu ne l’as jamais été. Et cela je le savais. Auras-tu bien le courage de m’avouer comment tu souhaites vivre, ce que tu désires faire de toi ? Allons, parle ! Parle si tu oses proclamer ta honte.
— Point n’est besoin de me presser, ma mère, car je n’ai aucune honte à l’avouer, je veux servir le Roi, je veux être soldat.
— Soldat !
Marie-Jeanne avait littéralement craché comme du venin le mot dans un cri de fureur. Puis, brusquement, elle se calma. Il y eut un silence et ce fut d’une voix basse, assourdie qu’elle ajouta :
— Soldat… comme l’autre ! Un être de destruction et de malheur ! Une machine à détruire ! Un suppôt de Satan… comme lui.
Gilles retint son souffle. Sa mère tout à coup semblait tout oublier de ce qui l’entourait. Elle regardait quelque chose, très loin, bien au-delà des murs qui cachaient l’horizon. Peut-être allait-elle laisser échapper ce secret qu’il désirait tant connaître…
— Lui ? répéta-t-il tout bas. L’homme qui a été mon père était soldat ?
— Ils le sont tous… Ils l’ont toujours été dans cette famille maudite. À travers les siècles, ils n’ont jamais su faire que cela : tuer. Et aussi piller, violer, détrousser, incendier… Des maudits, des damnés qui ont trop longtemps défié Dieu. Tous pareils… tous semblables depuis leur fameux Gerfaut ! Tous ! Et toi, le dernier, le bâtard… tu es comme eux, tu veux suivre leurs traces sanglantes…
Elle était au bord de la crise de nerfs. Blême, de grands cernes noirs sous les yeux, un peu de mousse à la commissure des lèvres elle ressemblait à quelque sibylle au moment de la transe, comme si tout à coup, elle revivait le drame dont elle avait été victime. Effrayé, Gilles voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa avec une vigueur inattendue, si violemment qu’il vacilla et dut se retenir à la table. Ce mouvement lui fit apercevoir Rozenn. Agenouillée sur la pierre de l’âtre, elle avait tiré son chapelet et, la tête baissée, priait de tout son cœur.
— Je vous en prie, souffla-t-il… avant que nous ne nous séparions pour toujours… dites-moi au moins son nom…
— Jamais ! Tu entends ? Jamais plus je ne prononcerai ce nom. Je l’ai juré sur le Christ. Tu peux te perdre si c’est là ton désir… que m’importe après tout ?… mais tu ne sauras pas d’où te vient la damnation.
— Vous le haïssez donc tant, cet homme… qui vous a soumise, forcée…
— Le haïr ? Oh ! oui, je le hais… je le hais bien…
Brusquement, elle s’approcha de son fils, s’agrippa à sa veste, lui soufflant au visage une haleine brûlante :
— Veux-tu savoir pourquoi je le hais, pourquoi je l’exècre, pourquoi je ne pourrai jamais lui pardonner ? C’est parce qu’il m’a volé mon cœur, ma raison, ma vie. Il m’a forcée, dis-tu ? Oui, il m’a forcée mais pas comme tu l’imagines : il m’a forcée à l’aimer, il m’a rendue folle de lui. Il ne m’a pas violée, tu entends ? Il a seulement pris ma main… et je me suis donnée à lui, comme une malheureuse ensorcelée que j’étais. Il était le
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