Le Gerfaut
cheval et Églantine. Or, si le noble animal, étrillé de main de maître, n’avait pour tout harnachement qu’une bride fermement tenue en main par Mahé, la mule pastorale portait tout son harnachement habituel plus un petit bagage.
Devant la mine déconfite de son filleul, l’Abbé se mit à rire.
— Tu n’imaginais pas, mon garçon, que j’allais te lancer ainsi à l’aventure sans le plus petit semblant de préparation ? Pour aujourd’hui, tu n’iras pas plus loin que Pont-Scorff et notre domaine du Leslé où t’attend Guillaume Briant, l’ancien écuyer de défunt M. de Talhouët, mon père. Tu resteras chez lui, à la ferme, durant trois semaines qui devront suffire à t’apprendre, non seulement quelques rudiments des armes, mais encore à te tenir assez convenablement sur ce bel animal pour ne pas le faire rougir de honte. Après seulement, tu rejoindras Brest. Mahé t’accompagnera et ramènera ensuite ma mule que je te prête pour le chemin afin que tu n’ailles pas à pied, comme un paysan car je veux que tu saches la signification que j’attache aux responsabilités que j’assume contre la volonté de ta mère et j’entends que désormais tu fasses honneur à ce nom modeste qu’elle t’a donné… à défaut d’un autre.
À la fois déçu, ravi, humilié et empli d’orgueil, Gilles devint finalement rouge de joie. Il venait de penser que Pont-Scorff n’était pas loin d’Hennebont, qu’il serait possible peut-être de revenir secrètement, de revoir Judith… Mais comme s’il avait lu dans sa pensée, l’Abbé s’approcha de lui à le toucher et, refermant sur son bras une main singulièrement vigoureuse, il reprit, les yeux dans les yeux du garçon :
— … Tu ne reviendras que devenu homme véritable et j’exige que tu m’engages ici ta parole formelle ! (Et, plus bas, il ajouta :) Toute la ville sait déjà que Mademoiselle de Saint-Mélaine a fui hier la maison de son père pour s’enfermer au couvent. Un jeune homme l’y a conduite après s’être battu avec son frère cadet et les deux Saint-Mélaine ont juré de faire un mauvais parti à cet imprudent. Ils n’auront aucune peine à te retrouver…
— Comment savez-vous ?…
— Tu étais en bien mauvais état hier soir, mais ta figure chantait de joie ! Voilà pourquoi j’exige ta parole ! Reviendras-tu ?
Gilles baissa la tête, vaincu.
— Vous avez trop fait pour moi pour que je vous désobéisse ! Je ne reviendrai pas avant d’avoir accompli ce que l’on attend de moi. Mais… veillez sur elle, je vous en prie !…
— Dieu est là pour cela. Et elle est dans Sa main. Pour toi, mieux vaut oublier ce qui ne peut être. Adieu, mon enfant, et que Dieu te garde !
Gilles s’agenouilla pour recevoir la dernière bénédiction puis, avec un soupir, se hissa sur le dos d’Églantine tandis que Mahé, fier comme un empereur, menait en bride le cheval étranger que le jeune homme n’avait pas été jugé digne de monter.
Trois semaines plus tard, les choses avaient singulièrement changé. Mais à quel prix ! Sur ce domaine du Leslé où sa mère avait connu tour à tour l’amour et la honte, où il avait poussé son premier vagissement, Gilles vécut une assez bonne imitation du purgatoire sous la férule impitoyable de Guillaume Briant, ancien dragon de Penthièvre dur de peau, dur de poil, singulièrement avare de paroles mais encore capable, la soixantaine passée, de dresser un cheval vicieux ou encore, le sabre au poing, d’en remontrer à plus d’un maître d’armes chevronné. Et, durant les trois semaines, du lever au coucher du soleil, sous l’œil impénétrable de Briant, Gilles courut, sauta, fit des armes, du manège, apprit à se servir d’un pistolet, d’un fusil, d’un sabre et d’une épée, le tout en plein air sous une petite pluie fine qui ne cessait pratiquement jamais et avec, la plupart du temps, une bordée d’injures pour seul encouragement. Mais au bout d’une semaine il obtenait de son bourreau la permission de monter le bel alezan volé qu’il avait baptisé Merlin en souvenir de l’enchantement de leur première rencontre et puis, juste à l’instant du départ, Guillaume Briant se décida à prononcer quelques paroles aimables.
— J’aurais aimé vous garder plus longtemps, lui dit-il, car vous avez des qualités rares. Vous possédez ce qu’il faut pour être un grand cavalier et l’une des meilleures lames du royaume mais le
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