Le Gerfaut
temps nous manque. Essayez de ne rien oublier de ce que je vous ai appris. Vous en savez assez pour faire illusion… D’autant plus que j’ai reçu ordre de vous équiper.
Et, en effet, nul n’aurait reconnu le transfuge mal peigné de Saint-Yves dans le jeune cavalier qui, par ce jour d’avril venteux, s’avançait au pas mesuré de sa monture, vers la porte de Landerneau, l’unique porte de Brest accessible aux charrois et aux bêtes de somme. Vêtu de drap gris fer et d’une chemise à jabot de lin blanc sous un ample manteau noir, botté de cuir noir, les cheveux sagement ramenés sur la nuque et enfermé dans une bourse de peau serrée d’un ruban, le tricorne sans galons campé suivant un angle désinvolte, Gilles, très droit, guidait fermement Merlin à travers la foule de troupeaux, de chariots, d’ânes portant des femmes ou des moines qui encombraient le chemin.
Il allait calmement, sans se presser, goûtant l’instant, simplement heureux de cette force neuve qu’il sentait en lui et, plus encore, de l’épée d’acier bleu que Guillaume Briant lui avait accrochée au côté avant d’allonger, en guise d’adieu une claque vigoureuse sur la croupe de Merlin. Il lui semblait que ses yeux ne seraient jamais assez grands pour embrasser le spectacle qui s’offrait à eux.
Enfermée dans ses fortifications, gardée par son antique château verdi par le temps et le climat, Brest n’était qu’une petite ville grise, aux rues resserrées mais pittoresques. Elle ressemblait à une noix au creux de quelque formidable coquille.
Ses maisons de granit étaient presque aussi sévères que ses murailles mais les uniformes pimpants des troupes qui l’emplissaient côtoyaient les coiffes blanches et les robes brodées des paysannes, les braies de toile plissée et les chapeaux ronds des hommes tandis que les tricots rayés des matelots et les tenues rouges des Gardes-Marines passaient près des souquenilles délavées des forçats en bonnets verts ou rouges qui, à Brest, travaillaient à la voirie aussi bien qu’aux différents ateliers de l’arsenal.
Habitué à l’élégance mesurée de Vannes, Gilles trouva que cette ville n’était pas belle mais, tout au bout de la longue rue de Siam qui la traversait, se montraient les eaux grises de la Penfeld chargées d’une forêt de mâts immenses où claquaient des flammes multicolores.
Guillaume Briant, en lui remettant son équipement et un peu d’argent de la part des Talhouët, lui avait conseillé l’auberge du Pilier Rouge , un établissement modeste, tenu par un sien cousin et proche de la maison de poste des Sept Saints ; mais Gilles, incapable de résister à l’envie de contempler enfin les grands vaisseaux du Roi, remit à plus tard la recherche de son logement. Il descendit jusqu’au port et demeura émerveillé par la splendeur du spectacle.
Hautes murailles de bois rouge, bleu, ou chamois, châteaux de poupe aux vitres étincelantes, sculptés comme des autels et dorés comme des missels et lanternes de bronze ouvragé, les vaisseaux de Sa Majesté Louis le Seizième, roi géographe et passionné de marine, ressemblaient avec leurs figures de proues hautes en couleur et leurs pavillons de soie brodée à des palais de rêve amarrés pour un instant aux rives ternes de la réalité…
Gilles fût volontiers demeuré là des heures au milieu de la foule grouillante qui encombrait le quai si une exclamation poussée tout près de lui par une voix coléreuse ne l’avait tiré de sa songerie.
— Mais c’est mon cheval ! Ah çà, monsieur, pouvez-vous me dire ce que vous faites dessus ?
Debout à la tête de l’animal, deux jeunes gentilshommes regardaient Gilles avec une curiosité parfaitement dépourvue de sympathie. L’un d’eux, celui qui avait parlé, avait même posé la main sur la bride, avec dans ses yeux très bleus une lueur de mauvais augure. Gilles se sentit pâlir, maudit sa mauvaise chance qui le faisait tomber droit sur le propriétaire du cheval mais il s’efforça de faire bonne contenance.
— Êtes-vous certain, monsieur, demanda-t-il doucement, que ce cheval soit le vôtre ?
— Comment, si j’en suis certain ? Je l’avais payé assez cher pour le connaître pouce par pouce des sabots au chanfrein. Un malandrin me l’a volé à Vannes, devant une auberge où je dînais avant de reprendre ma route !
Allons, il n’y avait aucun doute et pas davantage sur les intentions de ce jeune
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