Le Gerfaut
officier qui pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans et qui parlait avec un accent étranger assez prononcé. D’un coup d’œil, Gilles embrassa l’élégant uniforme bleu et jonquille du régiment Royal Deux-Ponts, les épaulettes de colonel, la perruque poudrée, le tricorne galonné d’or et comprit que ses rêves de gloire risquaient fort de s’arrêter là. Cet homme allait l’envoyer tout droit en prison…
Néanmoins, il décida de jouer le jeu jusqu’au bout. Mettant calmement pied à terre, il se découvrit, salua et, gravement :
— Je suis ce malandrin, monsieur ! J’ai, en effet… emprunté votre cheval un jour de grande nécessité où il me fallait fuir au plus vite. Croyez que je vous en demande bien pardon.
— Et vous vous imaginez que cela suffit ? Grâce à vous j’ai dû achever mon voyage sur un épouvantable bidet qui a failli me tuer de ridicule ! Et peut-on savoir ce qui vous obligeait à fuir si vite ? La maréchaussée ?
— Non, monsieur : le séminaire où l’on voulait que j’entre contre mon gré. Cela dit, j’ai déjà eu l’honneur de vous demander excuses d’un acte répréhensible dont je ne suis nullement coutumier. Si néanmoins vous ne vous estimez pas satisfait par mes paroles… et la restitution immédiate de votre bien…
Il fit le geste, significatif, de mettre la main à la garde de son épée. C’était de la folie pure car il n’était certainement pas de taille à se mesurer avec un colonel rompu aux armes mais il préférait cent fois mourir que subir l’humiliation définitive d’une arrestation. Du moins mourrait-il comme il aurait souhaité vivre : en gentilhomme.
L’étranger leva les sourcils d’un air offusqué et se mit à ricaner.
— Mais vous êtes féroce, mon petit monsieur ! Non seulement vous volez les gens mais encore vous voulez les assassiner ?
— Qui parle d’assassiner ? Vous avez une épée, monsieur, et j’en ai une aussi. Servez-vous-en…
L’autre officier, qui n’avait encore rien dit et se contentait de suivre la scène avec un amusement visible, intervint alors. Plus petit que son compagnon qui était long et mince et d’une élégance trop parfaite pour n’être pas quelque peu affectée, il avait de vifs yeux noirs et un teint bronzé qu’il n’avait pu prendre qu’au soleil d’un pays lointain.
— Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes ? suggéra-t-il. On ne se bat pas avec n’importe qui, surtout ici où Monsieur le comte de Rochambeau est fort sévère sur le chapitre des duels. Vous avez assez la tournure d’un gentilhomme mais cela ne suffit pas : votre nom, je vous prie !
L’insolence légère du ton employé irrita Gilles. Toisant son interlocuteur qui avait une bonne tête en moins que lui, il laissa tomber sèchement :
— Je me nomme Gilles Goëlo, monsieur. Est-ce que cela vous suffit ?
À son tour, le jeune homme brun haussa les sourcils :
— Certainement pas ! Ce n’est pas un nom cela ! Êtes-vous seulement gentilhomme ?
— Non, monsieur, s’écria Gilles, exaspéré, je ne le suis pas, du moins pas au sens où vous l’entendez car le nom que je porte est celui de ma mère, mon père qui, lui, était gentilhomme, n’ayant pas eu le temps de me reconnaître. Si vous préférez, je suis bâtard ! Bâtard de Tournemine comme on aurait dit au Moyen Âge. Et maintenant, j’en ai assez dit ! Tuez-moi, monsieur, cela vaudra mieux que de m’insulter.
Le jeune homme brun allait riposter quelque chose mais son compagnon s’interposa. Haussant les épaules, il eut un petit rire nonchalant.
— Laissez, mon cher Noailles ! Après tout, s’il y tient tellement, donnons-lui ce plaisir ! Et puis, par ce vent aigre, un peu d’exercice nous réchauffera ! Suivez-nous, monsieur. Vous pouvez laisser… notre cheval au valet que voici, ajouta-t-il en désignant un serviteur qui se tenait à quelques pas en arrière. Il vous rendra votre bagage… si vous revenez vivant. Sinon, j’aurai le regret de le faire parvenir à madame votre mère… Au fait, avez-vous des témoins ?
— Je viens d’arriver, monsieur, et je devais me rendre chez Mme du Couédic à qui je suis recommandé. Je ne connais personne ici. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je m’étais enfui de Vannes.
L’étranger considéra Gilles d’un air perplexe.
— Vous êtes un curieux personnage, monsieur le Séminariste en rupture de ban ! Puis-je savoir
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