Le Gerfaut
quel âge vous avez ?
— Dix-sept ans !
— Pas plus ? Dieu tout-puissant, j’en espérais davantage. Mais, si je vous tue, je vais passer pour un tueur de petits enfants moi ?
Son ton navré arracha un sourire à Gilles qui salua derechef.
— Vous pouvez quitter toute crainte, monsieur, je suis infiniment plus vieux que mon âge ! Et je pense que votre ami est de ceux qui peuvent tenir lieu de tous les témoins du monde !
L’interpellé se mit à rire et esquissa un petit salut.
— Diantre ! Voilà qui est galamment troussé et je vous suis fort obligé, jeune homme. Je ferai de mon mieux. Allons… Je vous préviens seulement que le chemin est assez long. On ne se bat pas n’importe où, ici. Il faut à cela du secret si l’on veut éviter les punitions.
Prenant son ami par le bras, il l’entraîna vers le pied du château où se trouvait un bac. Gilles suivit, s’efforçant de ne penser à rien, regardant seulement de tous ses yeux ce décor guerrier et marin qui, sans doute, allait bientôt s’éteindre définitivement pour lui. Surtout, il s’efforçait de ne pas penser à Judith, puisqu’il n’aurait même pas le bénéfice d’une mort glorieuse qu’elle ignorerait…
Les trois jeunes gens traversèrent la Penfeld dont les rives, encaissées entre les magasins et les fortifications, ressemblaient à un énorme chantier, gagnèrent le quai de Recouvrance et remontèrent le long des murs qui ceinturaient le village. C’était, en effet, derrière les remparts que se réglaient les affaires d’honneur, c’est-à-dire assez loin des yeux des autorités.
Ils s’arrêtèrent au pied d’un bastion. L’endroit était désert, le sol bien plat et l’herbe rase. On y découvrait le magnifique panorama du Goulet et de la Rade où dansaient les voiles rouges des pêcheurs. Une grande frégate venant de Bertheaume tirait des bordées avec la grâce d’un oiseau de mer. Le ciel était d’un gris doux et la mer d’un beau vert sombre. Et Gilles pensa qu’on ne pouvait choisir plus noble décor pour quitter la terre…
Calmement, il laissa tomber son manteau, jeta son chapeau loin de lui, ôta son habit et, tirant son épée, salua.
— Me voici à vos ordres, monsieur, articula-t-il d’une voix ferme. Me ferez-vous cependant l’honneur de m’apprendre le nom de mon adversaire.
Le jeune colonel eut un froid sourire qui dérangea l’ordonnance un peu trop parfaite de ses traits. La marche avait rougi son teint qui était aussi blanc et aussi délicat que celui d’une femme et ses yeux brillaient d’un éclat plus vif. Il avait, lui aussi, ôté son habit et le vent gonflait sa fine chemise de batiste garnie de précieuses dentelles.
— C’est trop juste. Je suis le comte Axel de Fersen, officier suédois au service de la France, colonel « à la suite » du régiment Royal Deux-Ponts et présentement aide de camp du général de Rochambeau, ainsi d’ailleurs que le vicomte de Noailles ici présent. Êtes-vous satisfait ?
— Tout à fait et très honoré de croiser le fer avec un gentilhomme de votre qualité. Croyez que j’apprécie. Puis-je cependant vous demander une dernière grâce ?
L’autre leva les sourcils avec un léger dédain.
— Une… grâce ?
Gilles se mit à rire.
— Rassurez-vous, pas la mienne ! Simplement, et puisque je ne connais personne ici, je voudrais que vous fassiez connaître mon sort à la seule personne au monde qui se soucie de moi : monsieur l’abbé Vincent-Marie de Talhouët-Grationnaye, recteur de la cité d’Hennebont et mon parrain.
— Je m’en chargerai, Monsieur, coupa Noailles. Si un Talhouët est votre parrain, vous êtes presque des nôtres. Mourez en paix !
Gilles remercia d’un sourire et, sans plus tarder, tomba en garde, murmurant intérieurement une courte prière. Le Suédois engagea le fer aussi calmement que s’il eût été à la salle d’armes. Un sourire froid n’avait pas quitté ses lèvres et, de toute évidence, il s’attendait à régler rapidement le compte de son voleur. Or Gilles, qui n’avait guère plus d’illusions sur lui-même, constata avec étonnement qu’il parait assez aisément les premiers coups portés. Un vague espoir lui revint tandis qu’il s’efforçait de se rappeler tout ce que Guillaume Briant lui avait appris et, surtout, de maîtriser son impétuosité. Ce n’était guère facile car la longue silhouette blanche qui lui faisait face semblait mue par
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