Le Gerfaut
une sorte de mécanisme indestructible et jouait un jeu si serré qu’il ne laissait place à aucun jour…
Tout à coup, il entendit Fersen rire et rougit de colère.
— Me direz-vous ce que vous trouvez si drôle ? cria-t-il.
— Drôle n’est pas le mot. Simplement j’aimerais savoir combien de fois vous vous êtes battu en duel, mon petit monsieur.
— Vous voulez dire par là que je suis maladroit ? Sachez donc que c’est la première fois…
— Je m’en doutais ! Et vous n’êtes pas le moins du monde maladroit ! Novice plutôt… et cela se sent.
— Que cela ne vous conduise pas à me ménager…
L’épée haute, il allait se lancer, follement, dans une attaque insensée quand, au risque d’être blessé, Noailles se jeta entre les deux combattants.
— L’épée au fourreau, messieurs, je vous en supplie ! s’écria-t-il. Regardez qui nous arrive !
En effet, deux hommes venaient de tourner l’angle du bastion et s’avançaient vers le théâtre du duel. Leur vue arracha une espèce de gémissement au Suédois.
— Voilà bien notre chance ! Pour une fois que je viole les consignes, il faut que ce soit le général en personne qui me prenne en faute. Je suis bon pour les arrêts, au moins…
— Et pour faire bonne mesure, marmotta le vicomte, il est accompagné de l’Amiral. Nous sommes gâtés !
— Pardon, messieurs, intervint Gilles, inquiet. Voulez-vous dire que ces deux gentilshommes…
— Sont le comte de Rochambeau, notre général en chef et le chevalier de Ternay, chef d’escadre dont les vaisseaux doivent nous mener outre-Atlantique. Nous sommes pris la main dans le sac et je ne donne pas cher de nos postes d’aides de camp. Vous voilà sauvé, monsieur.
Gilles allait répliquer qu’il n’était pas sauvé autant que l’imaginait le vicomte mais déjà les deux promeneurs étaient à portée de voix. L’un très grand, la cinquantaine, le visage plein et les traits réguliers quelque peu bouleversés par une profonde cicatrice à la tempe, laissait voir le grand cordon de Saint-Louis sous son manteau ouvert. C’était le général. L’autre, petit homme sans âge, chétif, la mine triste, arborait la veste rouge et l’habit bleu sombre des officiers de la Marine Royale. C’était l’amiral… Il étayait d’une canne la boiterie qu’il devait à une ancienne blessure.
— Compliments, messieurs ! fit sèchement Rochambeau. Vous êtes arrivés d’hier, vous êtes de mes aides de camp depuis ce matin et déjà vous enfreignez mes ordres ? Les duels sont interdits ! Vous le savez et cependant…
Gilles, alors, osa intervenir, mû par un obscur espoir.
— Si vous le permettez, mon général, fit-il timidement en saluant avec tout le respect dont il était capable, il ne s’agissait pas d’un duel.
Rochambeau se tourna vers lui et le toisa.
— Me prenez-vous pour un aveugle ou pour un sot ? De quoi s’agissait-il alors, s’il vous plaît ?
— D’une leçon… méritée !
— Vraiment ? Mais d’abord, qui êtes-vous ?
— Un jeune Breton présomptueux. J’étais, hier encore, élève au collège Saint-Yves de Vannes et je viens d’arriver à Brest… pour y saluer Mme du Couédic à qui je suis recommandé afin qu’elle veuille bien se charger de mon avenir…
Avec une naïveté fort bien jouée, il raconta comment, ayant voulu admirer le port, il y avait rencontré les deux officiers, leur avait demandé son chemin et avait échangé quelques paroles avec eux.
— Je leur ai dit que mon plus cher désir était d’embarquer avec l’armée et de vous servir, mon général. Alors ils se sont moqués de moi en disant que, pour une guerre, on avait besoin de gens sachant se servir d’autre chose que d’une plume et je leur ai proposé de leur montrer ce que je savais faire ! Je dois dire, ajouta-t-il avec un sourire, que ces messieurs avaient sans doute raison. Je ne suis pas très fort aux armes…
— Du tout, du tout ! intervint le vicomte en entrant avec enthousiasme dans le jeu de Gilles. Vous vous en tirez fort bien, mon petit monsieur.
Les yeux froids du général se posèrent tour à tour sur chacun des trois jeunes gens mais s’arrêtèrent sur le Suédois.
— C’est aussi votre avis, monsieur de Fersen ?
— Absolument, mon général. Ce jeune garçon est plein de talents… de toutes sortes. Il peut faire une bonne recrue.
— Fort bien ! En ce cas, je vous laisse à vos
Weitere Kostenlose Bücher