Le glaive de l'archange
Seigneurie. La nuit dernière j’ai été pas mal occupé et…
— Oui, oui, fit Tomas. Ça va. Pouvez-vous loger confortablement deux dames jusqu’à demain matin ? L’une d’elles est malade et ne peut aller plus loin aujourd’hui.
— Certainement, monseigneur, fit le tenancier dont le regard était rivé à la bourse de Tomas. J’ai une belle chambre, très élégante, qui convient aux plus nobles des dames, avec une pièce attenante où elles pourront prendre leurs repas et bavarder.
— Montrez-la-moi, dit Tomas, soupçonneux.
C’est ainsi que Raquel et Isabel se retrouvèrent dans deux pièces, à l’écart des chambres modestes qui accueillaient les voyageurs moins fortunés. Elles y furent servies par une servante aux grands yeux qui, lorsqu’elles insistèrent, avoua qu’elle n’avait que onze ans.
Isaac attendait, adossé au tronc de l’arbre. Il s’obligeait à identifier les sons et les senteurs – le parfum des fleurs des champs, le bourdonnement des insectes, les odeurs multiples de l’herbe après une pluie matinale, mais aussi l’odeur un peu fétide de la vase de la rivière et celle encore plus significative des êtres vivants.
Il sentit plus qu’il n’entendit l’homme s’approcher de lui. Comme si la terre frissonnait au contact de ses pieds. Puis il capta le doux bruissement de l’étoffe, le craquement et l’odeur du cuir – pas celui de bottes de mauvaise facture, non, quelque chose de plus compact. Un baudrier. Vint enfin l’odeur de la sueur, des chevaux et de la peur.
Isaac attendit.
La voix de l’homme était rude, mais son langage châtié :
— Tu es Isaac l’aveugle, le médecin de Gérone, dit-il.
— C’est exact.
— Et tu es un juif.
— C’est exact.
— Mais toi, sais-tu qui je suis ?
— Je ne le sais pas, répondit Isaac. Mais je crois que tu es celui qui se fait appeler le Glaive flamboyant de l’archange Michel. Ai-je raison ?
— Oui, dit le Glaive. Pourquoi es-tu assis là, seul et sans protection, si tu te sais poursuivi par le Glaive de l’archange ?
— Je voulais te parler, dit simplement Isaac. Je croyais aussi que tu voulais me parler. J’ai décidé d’attendre seul, en cet endroit tranquille, pour voir si tu viendrais à moi.
— Il n’y a rien que je souhaite te dire, médecin, dit le Glaive. Mais je t’entendrai. Qu’as-tu donc à me dire ?
— Rien que ceci : pourquoi me poursuis-tu, moi et les miens ?
— Seulement toi. Je ne m’intéresse pas à ceux qui t’entourent. Je laisse à autrui les gens de moindre importance. Tu es mon objet.
— Pourquoi donc ?
— Tu es un homme intelligent, médecin. Tu connais la réponse.
— Je ne suis pas certain de comprendre tes raisons.
— Tu es un homme mauvais, dit calmement le Glaive. Un sorcier. Un être qui contrôle les autres. Les gens comme toi doivent être réduits en cendres que l’on disperse.
— Pourquoi as-tu attendu sept jours ?
— Tu as lancé tes espions sur moi ! dit le Glaive d’une voix plus acérée.
— Je n’en ai pas besoin. Depuis sept jours, un homme – toujours le même – me suit chaque fois que je quitte le Call. Il a une démarche très particulière, il boite presque – une ancienne blessure de guerre ?
— Reçue à la campagne de Valence, dit le Glaive.
— Et il est fou. C’est ce même homme qui se tient à présent devant moi.
Le baudrier de cuir craqua à nouveau.
— Par tout ce qui est saint, Isaac le juif, tu me donnes envie de tirer mon épée ! Ici, en pleine nature, sous le regard de n’importe quel passant. Je ne suis pas fou !
— Si, tu l’es, dit Isaac avec tristesse. Je l’entends dans ta voix ; je le sens dans la sueur qui imprègne chaque partie de ton corps.
— C’est là ton dernier mot ?
— Oui.
— Alors je crache sur toute ta science. Tu pues le jeûne inutile et la pénitence superflue, l’aveugle. Comment oses-tu parler ainsi au Glaive ?
— Je l’ose parce que je dis la vérité. C’est seulement le mensonge que les lèvres ont du mal à formuler.
— C’est vrai, admit le Glaive. Ce que tu dis – tout ce que tu dis – est vrai.
Sa voix monta, sous le coup de l’exaltation.
— Il y a de la folie en moi, mais c’est une folie divine, que m’a accordée le Seigneur, et son but est de m’inciter à faire ce qui est juste, ce qui est pur, ce qui est bon, ce qui est bien !
— Aux yeux de qui ?
— Aux yeux
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