Le Glaive Et Les Amours
puis-je oublier notre marche glaciale dans le Gravere italien pour surprendre l’armée savoyarde sur son flanc ?
C’est cette nuit-là que s’est nouée notre amitié et, de mon chef, jamais je ne
la dénouerai.
— Mais moi non plus, dit le comte de Sault, et les
larmes roulant tout soudain de ses yeux, il me donna une forte brassée, et je
ne sais combien de baisers sur les joues. Dieu bon ! poursuivit-il. Il
faut que je sois un grand fol pour vous avoir parlé dans un sens si contraire à
mes sentiments. De grâce, pardonnez-moi, mon cher duc, ces propos insensés.
Là-dessus, il me tourna le dos et s’en fut d’un pas si
rapide qu’il avait l’air de vouloir fuir son propre malheur.
Tout songeur et troublé, je poursuivis mon chemin jusqu’à
l’appartement de la princesse et toquai à l’huis. Le maggiordomo et deux
valets m’ouvrirent, alors qu’un seul de toute évidence eût suffi.
— Monseigneur, dit le maggiordomo avec une voix
à la limite de l’impertinence, je ne sais si Son Altesse voudra vous recevoir
aujourd’hui. Elle est aux mains de sa curatrice aux pieds, et ne veut voir
personne.
— Maggiordomo , dis-je, demandez-lui donc de me
donner l’entrant. Si vous ne le faites pas, elle pourrait vous en garder
mauvaise dent, ajoutai-je d’un ton quelque peu menaçant.
C’était parler quasi en maître, et le maggiordomo , ne
sachant pas encore quel était mon statut en sa maison, jugea prudent d’obéir,
et revint, en effet, une minute après, bien plus aimable qu’il n’était parti.
— Monseigneur, dit-il, Son Altesse vous reçoit
incontinent.
Et me précédant, il m’amena jusqu’à la chambre si bien
défendue et, avec un grand salut, s’éloigna à grands pas.
La princesse de Guéméné avait fini son déjeuner dont on
voyait encore les reliefs sur une petite table à son chevet, et sa robe ajourée
de nuit retroussée sur ses genoux, elle livrait à la curatrice ses pieds nus,
lesquels, pour la commodité, débordaient quelque peu du lit. La curatrice était
assise sur un tabouret pour se mettre à hauteur et avait disposé ses
instruments sur une petite table pliante à côté d’elle. Elle procédait, me
sembla-t-il, avec beaucoup de précision et de délicatesse, la princesse
laissant toutefois échapper des petites plaintes ravissantes. Il est vrai que
j’étais là pour les écouter.
— Mon ami, dit-elle, ne restez pas planté là comme un
poteau. Vous me donnez le vertige. Enlevez vos bottes et votre pourpoint et
venez vous allonger à mon côté, en me donnant votre main, afin que je la puisse
serrer si le dol est trop fort.
La curatrice aux pieds, qui était une merveille de tact, ne
leva même pas un sourcil à me voir ainsi, partiellement dénudé, et étendu aux
côtés de sa maîtresse. Et pour moi, je me sentis tout à fait à l’aise, plongé,
quoique encore passivement, dans une délicieuse intimité féminine. Il est bien
vrai que j’en éprouvai aussi quelques remords à l’égard de qui vous savez. Mais
je chassai sans tant languir ces importuns trouble-fête, me réservant de les
accueillir dès que je serais éloigné de ce petit enfer qui ressemblait
tellement à un paradis. Du diantre, arguais-je avec la dernière mauvaise foi,
vais-je me jeter dans le tracassin de mon remords alors qu’il ne s’est encore
rien passé. Mais je n’eus pas le temps de me chaffourrer davantage les
méninges, car la princesse prit le commandement de la situation.
— M’ami, dit-elle, courez fermer le verrou, et mettez
de l’ordre dans votre vêture. Je n’aime pas les hommes à demi habillés ou à
demi nus.
Voilà, m’apensai-je, un ordre bien ambigu. Devais-je
remettre mon pourpoint ou retirer mon haut-de-chausse ? J’optai pour la
deuxième solution. Et à en juger par la façon dont la princesse me considéra
alors, j’avais fait le choix qu’il convenait. Je la rejoignis aussitôt sous le
drap, et l’eusse incontinent prise dans mes bras si elle ne m’avait rebuffé
avec hauteur.
— Monsieur, dit-elle, ce n’est pas ici le moment pour
une charge de la cavalerie légère. Nous devons parler de prime de choses sérieuses. Primo , pourquoi aviez-vous l’air si tracasseux quand vous êtes entré
céans ?
— Le roi qui pense à reconquérir le Roussillon, et le
cardinal qui pense de même, m’ont ordonné d’apprendre l’espagnol avant notre
département pour les armées. C’est beaucoup en peu de
Weitere Kostenlose Bücher