Le guérisseur et la mort
à elle-même. Elle disait qu’il ne s’était jamais conduit ainsi à Séville.
— Peut-être grandissait-il, tout simplement.
— C’est ce que je lui répondais. J’ajoutais qu’il était temps pour lui d’arrêter les études, puisqu’il détestait ça, et de se mettre au travail. C’est ainsi que maître Maimó lui a trouvé dans un entrepôt de drap une place qui lui plaisait beaucoup.
— Et votre fille ? Qu’en pensait-elle ?
— Faneta avait toujours critiqué le fait de quitter si jeune son foyer, mais je lui rétorquais que la plupart des garçons le sont encore plus quand ils entrent en apprentissage. Elle ajoutait alors qu’il lui faudrait se rendre dans un autre royaume, ainsi qu’elle-même avait été contrainte de le faire, et elle se tourmentait littéralement. Pourtant, il était évident pour tout le monde qu’elle n’aurait pu rester à Séville.
— Pourquoi ? demanda Daniel.
— Son beau-père lui avait dit qu’il l’expulserait de sa maison avant la fin de la première année de son veuvage – la loi l’y autorisait – et qu’il habiterait lui-même cette demeure.
— Ici, on ne le permettrait pas, du moins me semble-t-il.
— Je n’ai jamais entendu parler de pareille chose. Elle ne supportait pas cet homme et elle s’arrangea pour venir vivre ici, avec moi.
— Elle devait être dans la détresse.
— Après la mort de son mari ? dit Perla avec un petit sourire. Nullement. Elle le méprisait. Si mon mari – son père – avait cherché dans tous les royaumes du monde, il n’aurait pu lui trouver pire époux que le fils de son ami. Il était non seulement trop vieux pour elle, il était aussi cruel et pauvre.
Elle s’arrêta un instant et contempla le ciel parsemé de petits nuages blancs.
— Bien entendu, reprit-elle, il est possible que Rubèn ait regretté l’absence de son père, mais il n’en laissait rien paraître.
— Au lieu qu’il travaille à l’entrepôt de drap, demanda Daniel, pourquoi sa mère et vous-même l’avez-vous envoyé à Gérone ?
— À Gérone ? Êtes-vous devenu fou ? s’écria Perla. Comment aurait-il pu aller à Gérone ? Il est mort, et sa mère aussi.
— Rubèn est mort ? dit Daniel, si étonné qu’il en oubliait de faire preuve de tact. Comment est-ce possible ?
— Ils sont morts tous les deux, oui, ma Faneta et son fils. À une semaine d’intervalle et de la même maladie. Comment pouvez-vous l’ignorer ? Nous avons mis Mordecai au courant.
— Nous n’en savions rien. À ma connaissance, aucun membre de notre communauté n’en a entendu parler, dit Daniel, gêné d’avoir abordé un point douloureux. Non, maîtresse Perla, personne. Je suis désolé de l’apprendre et encore plus de vous demander d’en parler. Quand est-ce arrivé ? Quelle est la cause de leur trépas ?
— Le médecin a parlé d’une soudaine inflammation des entrailles provoquée par un agent infectieux. Il avait déjà vu ce genre de chose : ce mal s’attaquait surtout aux personnes jeunes ou robustes. C’est arrivé juste avant le temps des Pénitences 3 .
— Avant ? Vous en êtes bien sûre ?
— On n’oublie pas aussi facilement un tel événement, maître Daniel.
— Bien sûr que non. Veuillez me pardonner, maîtresse Perla, mais la date est importante. Pourriez-vous me dire à quoi ressemblait Rubèn ? Je vous en conjure, c’est capital.
— À quoi il ressemblait ?
Perla posa les mains sur ses genoux et les contempla comme pour faire apparaître son image.
— C’était un beau garçon. Grand et mince. Il avait les yeux de sa mère – une nuance de vert –, mais la forme de son visage rappelait plutôt le mien. Il n’était pas aussi pâle que la pauvre Faneta et ses cheveux n’étaient pas aussi clairs que les siens. En vérité, il avait le teint plutôt mat. Sur ce point, m’avait expliqué Faneta, il ressemblait à son père. Je ne sais quoi vous dire d’autre, il n’avait aucune caractéristique physique qui l’eût rendu remarquable. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?
— Maîtresse Perla, juste après le temps des Pénitences, Rubèn est arrivé à Gérone, dit lentement Daniel. Ou quelqu’un qui se faisait passer pour Rubèn.
— Non, dit Perla en secouant fermement la tête. Ce ne pouvait être le Rubèn de ma Faneta. C’est un nom assez commun par ici, il y a d’autres Rubèn dans la ville de Majorque. Est-ce pour cette raison
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