Le héron de Guernica
oui, dit Basilio.
Tu aurais pu me dénoncer.
Ils demeurent un instant silencieux. Le soldat ramasse son arme, la passe d’une main dans l’autre, la regarde sur ses deux faces puis la fourre dans sa poche. Après, il s’approche de Basilio.
Regarde là-bas, murmure Basilio.
Le soldat regarde dans la même direction que Basilio.
Tu le vois ?
Oui, ça y est, je le vois. C’est un héron, on dirait.
Oui, c’est ça. Un héron cendré. Tout à l’heure, il s’est caché dans les roseaux à cause du bruit. Et maintenant il est revenu.
Et c’est ça que tu es en train de peindre ?
Oui.
Le soldat se penche un court instant sur la peinture.
C’est encore loin d’être fini, dit Basilio.
Le soldat se redresse, attrape un paquet de cigarettes dans la poche intérieure de sa veste militaire, le tend à Basilio.
Non, merci, je fume pas.
Le soldat s’en allume une, tire quelques bouffées en regardant vers le héron.
C’est vrai que tu es un déserteur ? demande Basilio.
Le soldat crache longuement vers le ciel la fumée de sa cigarette.
Déserteur, il ricane. Et de quoi j’aurais bien pu déserter ? Il y a plus d’armée. Plus de commandement. Juste des gars paumés en uniforme. Voilà ce qu’il y a.
Un temps.
Des gars paumés, jusqu’au moment où ils se font zigouiller. Hier, je les ai vus revenir, ceux qui se trouvaient à Marquina. Ils sont pas nombreux à s’en être sortis. Et ici, à Guernica, faut pas croire. Ça va être pareil.
Tu vas partir d’ici ?
Je sais pas.
Basilio saisit un tube de blanc, le presse au-dessus de sa palette. Du bout de sa brosse, il en attrape une petite partie qu’il mélange à d’autres couleurs. Après, il essaie quelques touches sur la feuille, remet encore un peu de blanc, essaie à nouveau.
C’est le plumage. Il me donne toujours de la peine.
C’est drôle quand même. Moi je parle de gars qui se font tuer pendant que toi, tu t’emmerdes à peindre le plumage d’un héron.
Je m’emmerde pas.
Un temps.
Quand même, il doit falloir une sacrée patience, dit le soldat.
Faut surtout avoir très envie de regarder, dit Basilio. De bien regarder les choses. Le héron, ce qu’on peut en voir, et ce qu’on ne peut pas. Aussi, tout ce qui l’entoure. Tout ce qu’il y a dans l’air qu’on respire, le héron, toi et moi. C’est surtout cette envie-là qu’il faut.
Chut, fait soudain le soldat.
Basilio s’arrête de peindre, le dévisage sans comprendre.
Tu entends ?
Ils tendent l’oreille.
Oui, je crois. Ça vient du pont, on dirait. Cache-toi.
Ils restent figés tous les deux.
Je crois que c’est passé, chuchote le soldat. Ce doit être la circulation sur le pont. Ceux qui partent vers Bilbao. Il vaut mieux que je m’en aille.
Tu as un endroit où aller ?
J’aimerais rentrer chez moi.
C’est où ?
C’est loin. C’est aussi pour ça que j’aimerais y aller. Pour foutre le camp d’ici, vraiment. Parce que moi, c’est pas comme toi. J’ai pas envie de regarder les choses et le monde autour, pas plus les hérons que tout ce foutoir qu’il y a partout. Si je pouvais ne plus rien regarder du tout.
Et le soldat commence à s’éloigner, en direction de la rivière.
Alors bonne chance, lui dit doucement Basilio.
Le soldat ne répond pas.
Le héron s’est avancé de quelques mètres vers le milieu de la mare, en direction de l’endroit où se tient Basilio. Il s’est figé, le cou tendu vers la surface de l’eau.
Basilio l’observe sans rien faire ; après le départ du jeune soldat, il n’a pas réussi à reprendre son travail.
Après un long temps, le bec du héron effectue un bref piqué dans l’eau. Il en retire une proie frétillante qu’il avale immédiatement. Ensuite, le regard haut et avec de brefs mouvements de tête, il inspecte les environs. Après avoir fixé Basilio un court instant, il fait demi-tour et s’en va reprendre sa place contre la muraille de roseaux.
Là, son cou se replie harmonieusement contre la partie supérieure du corps. Son bec disparaît presque entièrement dans l’épaisseur des plumes.
Encore une fois, l’immobilité est parfaite.
Basilio se lève. Il pose sa peinture toujours solidaire du carton à dessins contre la souche. S’éloigne de quelques pas.
Son regard fait plusieurs fois l’aller-retour entre son esquisse et le héron étrange, désormais dénué de cou et de tête.
Il goûte quelque chose de cette œuvre inachevée.
Inachevée,
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