Le héron de Guernica
plumes noires à l’arrière de la tête. Le sourcil, fourni et noir lui aussi, se dresse comme une oreille tendue. L’œil brille, aux aguets.
D’abord, Basilio préfère s’en tenir lui aussi à une parfaite immobilité. Bien sûr, il brûle de commencer à esquisser quelques traits, comme ça, tout entier porté par le spectacle de ce surgissement. Il n’aurait même pas à regarder la vaste feuille qu’au moyen d’une simple pince, il a fixée au carton reposant sur ses cuisses.
Mais ce serait oublier le temps des apprivoisements et prendre le risque de le mettre en fuite.
Non, il faut d’abord acquérir la certitude d’avoir été repéré par le héron. Lui laisser le temps d’évaluer tranquillement la menace, puis, minute après minute, de se rassurer sur elle. Là seulement, il pourra laisser tomber le bras vers le sol, attraper un crayon gras et commencer à dessiner, avec des gestes mesurés.
Doucement, Basilio a redressé le torse, puis la nuque. Comme pour emprunter au héron quelque chose de son allure, de sa droiture, de son élégance hiératique.
Comme chaque fois, il s’émerveille de la dignité de sa posture. C’est ce mot qui lui vient à Basilio. C’est d’abord ça qu’il voudrait rendre par la peinture. Cette sorte de dignité, qui tient aussi du vulnérable, du frêle, de la possibilité du chancelant.
L’échassier progresse encore dans le marais, à pas infiniment lents, comme s’il convoitait une proie. Se fige à nouveau. Et puis le long bec opère une rotation rapide pour pointer en direction de Basilio. En une seconde et comme par magie, le héron disparaît en tant que héron et se fond dans une nouvelle image qui évoquerait plutôt un gros serpent dressé. Il fait ainsi face à Basilio, vibrant d’une attention parfaite.
Le regard du héron. Ça aussi, Basilio voudrait en témoigner au mieux. Rendre quelque chose de cette inquisition pure, de ce miroir aux énigmes du monde.
Basilio se penche et saisit son crayon, comme au ralenti, sans perdre le héron de vue. Celui-ci garde encore quelques secondes d’immobilité et puis le bec se détourne, avant de plonger dans l’eau. À quelques mètres de là, les grèbes réapparaissent d’entre les roseaux et puis s’éloignent tranquillement.
Au-dessus du marais, les mouettes sont maintenant trois ou quatre, et leur cri est par instants assourdissant. Leur vol se rapproche parfois des eaux stagnantes. Mais le plus souvent, elles se tiennent au-delà de la cime des arbres, là où la brise plus forte annule l’élan de leur trajectoire et leur permet un surplace un peu désordonné qui a les allures d’un jeu entre elles.
Le héron enfouit le bec dans son épais plumage avec d’énergiques mouvements de tête. Fait entièrement disparaître une patte, puis la redéploie. Reprend sa position initiale. Debout, de profil, l’œil brillant.
Immobilité impeccable.
Ça y est, jeune homme, pense Basilio. Cette fois, je te tiens.
Il hasarde sur le papier quelques premiers traits, avec des mouvements de bras de trop peu d’ampleur, par crainte encore d’effrayer le héron. Du coup, il s’y reprend à plusieurs fois.
Tu comprends, il songe, on va faire ça bien. Aussi bien que possible. Et puis tu te rends compte, avec cette lumière autour de toi. Hein, tu te rends compte.
C’est pas si facile de peindre les hérons. Basilio le sait depuis un dimanche de début d’automne, c’était il y a plusieurs années.
Son oncle Augusto l’avait emmené à Bilbao pour assister à un match de football (c’était Bilbao contre Saragosse et Saragosse avait obtenu le match nul). Ils étaient arrivés en ville dès le matin et Basilio avait demandé à visiter le parc animalier. C’était une belle journée et ils avaient déambulé tranquillement le long des allées, au milieu des enclos.
Devant l’espace réservé aux échassiers, ils avaient marqué le pas et regardé un héron blanc, immobile, juste derrière le grillage. C’était un héron garde-bœuf, Ardeola ibis. Au bout d’un moment, Basilio s’était assis en tailleur à même la terre battue de l’allée et s’était mis à dessiner dans le carnet qu’il emmenait toujours avec lui.
Tu peux vraiment pas t’empêcher, avait soupiré son oncle. Il manquerait plus qu’on se mette en retard au stade.
Et tandis qu’il avait fait les cent pas en surveillant l’heure à sa montre à gousset, restant dans les alentours immédiats, Basilio avait
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