Le héron de Guernica
j’ai aussi des haricots. Un sac pour quinze pesetas.
Ça peut m’intéresser, dit l’homme.
Les deux autres se retournent vers lui sans rien dire.
Tu permets, demande l’homme.
Et il se penche vers le cochon, l’attrape d’un geste sûr, le soupèse et lui palpe les flancs.
Ça ferait cent soixante-cinq en tout, avec les haricots.
Disons cent soixante, fait Basilio.
Les deux autres hommes se sont relevés.
Ça les vaut pas, dit l’un des d’eux.
Il est plutôt gras, dit encore Basilio. Et pour les haricots, y en a une sacrée quantité.
Je prends, dit l’homme. Le cochon et les haricots.
Et il fouille dans ses poches, l’une puis l’autre. Devant Basilio, il recompte l’argent avant de lui remettre. Après, ils se serrent la main.
Les deux autres hommes échangent des propos à voix basse avant de s’éloigner.
Salut mon pépère, lance joyeusement Basilio au cochon avant qu’il ne disparaisse.
Alors ? tonne Augusto.
Basilio revient vers lui, ouvre sa main, montre l’argent.
À la bonne heure ! Allez, va nous chercher une fiole de liqueur chez Teresa. Tiens, prends ça.
Non, ça va, pour l’argent j’ai ce qu’il faut, dit Basilio.
Prends ça, je te dis et fais pas le malin. Va.
Basilio prend les pièces que lui tend son oncle et s’éloigne en courant.
Quelques minutes plus tard, Teresa apparaît, une bouteille dans une main, deux verres empilés dans l’autre.
Ah, c’est pas trop tôt, s’exclame Julian. Voilà un peu de sang tout fait.
Teresa remplit les deux verres qu’elle a disposés sur l’étal.
Et Basilio ? demande Augusto.
Basilio, il est parti, dit Teresa.
Comment ça, parti ?
Il m’a chargée de vous dire qu’il avait un travail à finir à la rivière, près du pont. Il m’a dit de le faire appeler, si vous ne trouvez personne pour vous ramener à la résidence.
Ah, tu parles d’un artiste, maugrée Augusto en portant son verre à la bouche.
Au marais, près du pont de Renteria, le héron est toujours là, à l’avant de la roselière. Il s’est déplacé de quelques mètres, à l’opposé de la rivière, renonçant à la lumière crue.
Le cou est maintenant tendu, le bec pointé vers le haut comme s’il s’essayait à flairer quelque chose. Par mouvements secs et de peu d’ampleur, sa tête pivote sans cesse d’un côté et de l’autre.
Avec l’éclairage du début d’après-midi, son plumage a perdu ses irisations.
Basilio a réinstallé son matériel au même endroit que dans la matinée. Il a fait ça avec soin, en y mettant le temps qu’il faut pour se laisser reprendre par sa peinture. C’est pas si facile après le brouhaha du marché, la vente du cochon, la liasse de billets dans la poche.
Sous le couvert des arbres, la température est agréable. Il ne pleuvra pas aujourd’hui.
Les manches retroussées, palette en main, Basilio détaille longuement son travail du matin, approchant le nez ou prenant parfois un ou deux pas de recul. Furtivement, il arrive aussi que son regard s’allonge jusqu’au héron, le vrai, debout là-bas contre les roseaux.
Il se dit que peut-être, ce soir, il en aura fini avec lui, et qu’il pourra aller trouver Celestina pour le lui offrir.
Avant de lui poser dans les mains, il faudra lui répéter combien le héron peint est différent du héron que l’on voit et encore plus du héron tout court, tel qu’en lui-même.
Il lui dira aussi qu’il regrette un peu cette idée de lui donner une peinture de héron. Que bien sûr, il est heureux de pouvoir lui offrir quelque chose ; et en même temps, que le moindre caillou ramassé par terre aurait sûrement plus de valeur.
Bien entendu, elle protestera. Mais il voudra qu’elle comprenne. Lui offrir un caillou, ce serait l’inviter à porter un regard sur un objet véritable. Sur une chose d’origine, et non pas sur une esquisse de représentation, forcément imparfaite. Ce serait déjà, de la part de Basilio, un geste d’artiste. Plus modeste, mais quand même. Alors, il lui dira sa crainte, avec la peinture de héron, de passer pour prétentieux. Il lui expliquera, en détail, tout ce qu’il pense de cette peinture médiocre qu’il lui remet, tu parles d’une idée. Il lui dira aussi, que la seule bonne raison de lui donner ça, c’est sa conviction que lui, Basilio, ne sait rien faire de mieux.
Il repose sa palette à même la terre moussue. Lève les yeux vers le ciel.
D’abord, c’est juste un faible ronronnement au
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