Le héron de Guernica
nuage sombre et presque à l’aveugle, il rejoint la place du marché.
L’étal du vieux Julian est toujours là.
Il s’est seulement affaissé d’un côté, sous le poids d’un gars qui repose désormais dessus, à plat dos, une jambe pendante, l’autre curieusement tordue et touchant le sol, visage de profil, tempe mangée par des reliefs sombres.
Reste pas là, crie un homme à Basilio en passant au pas de course. Va au Refuge. Dépêche-toi.
Un pompier en tenue s’approche à son tour de Basilio. Il lui attrape le bras.
Le Refuge, c’est pas la peine, il dit. C’est bondé et, à ce qu’on vient de me dire, les gens étouffent là-dedans. Tu peux essayer l’église San Juan, si tu veux. Mais je me demande si le mieux, c’est pas de rester là, dehors. Ils balancent des incendiaires et ça va brûler partout, sans parler des effondrements.
Et ceux du marché, demande Basilio.
Le pompier paraît ne pas comprendre.
Ils sont passés où, tous ceux qui étaient là ?
Ah ça. Sont partis se mettre aux abris, qu’est-ce que tu crois.
Et eux là, fait Basilio en désignant l’étal de Julian avec le cadavre allongé sur le dos. Ceux qui se trouvaient là. Il y avait mon oncle, Augusto Ellere.
Je connais pas tout le monde ici.
Mon oncle, il a deux cannes pour marcher et aussi une drôle de grande gueule.
Le pompier lève les bras.
Faut espérer qu’il a eu plus de chance que ce pauvre bougre. Allez, va.
Et le pompier fait quelques pas en direction de son poste, le cou rentré dans les épaules. Soudain, il fait volte-face et, s’adressant à Basilio d’une voix forte, les deux mains jointes en conque autour de la bouche :
Oui, je me souviens, maintenant. Le boiteux aux cannes, on l’a reconduit. C’est une automobile militaire qui est passée. Ils ont demandé à grimper dedans, lui et aussi le vieux fermier. C’est tout ce que je sais.
En plus de la fumée causée par les incendies, le souffle des explosions soulève la poussière et l’air est irrespirable. Basilio est pris d’une longue quinte de toux. Il a sorti son mouchoir de la poche et le maintient contre sa bouche. Plié en deux, buste parallèle au sol, il contourne la place et s’engouffre en courant dans Goyencalle.
Après un moment, il est repris d’un coup par la lumière vive du jour.
Au loin, juste au-dessus de la limite des toits, le nez grossissant d’une escadrille de Messerschmitt.
Basilio traverse la rue, tente en vain d’ouvrir une porte de grange, traverse à nouveau, se rencogne comme il peut sous un auvent, au sommet d’un petit perron.
Les avions passent dans un fracas de moteurs.
Et puis ils laissent progressivement la place à autre chose.
Un bourdonnement plus lointain, dans une tessiture plus grave.
Ceux-là volent plus haut et Basilio peine à les repérer. Il finit par en compter sept.
Une vingtaine de mètres plus loin, il y a les cadres et les tableaux dans la vitrine. Il se précipite. En poussant la porte, il fait tinter la clochette. Il referme derrière lui.
Monsieur Bolin, il appelle.
Y a quelqu’un ?
Une voix lointaine semble lui répondre.
Monsieur Bolin, c’est moi, Basilio. Le peintre. Enfin, le peintre, c’est une façon de parler.
La trappe s’ouvre au plancher, vers l’arrière de la boutique. La tête de Fernando Bolin apparaît.
C’est le moment que t’as choisi pour me montrer ton œuvre, c’est ça ?
Basilio ne répond pas.
T’es pas blessé, au moins ?
Non.
Comment c’est dehors ?
Il y a des cadavres. Et aussi d’autres avions qui arrivent. Ils volent plus haut.
Ce doit être des bombardiers. Viens te mettre à l’abri. Et fais gaffe, l’échelle est plutôt raide.
Basilio descend derrière Bolin, referme la trappe derrière lui.
Dans la cave, il y a deux bougies disposées sur le couvercle d’un tonneau, un matelas aux odeurs de moisi couvert d’un plaid et une pile de livres. Une bouteille de vin est débouchée, un verre à moitié rempli.
Autant boire un coup, pas vrai, fait Bolin. T’en veux ? Non, merci. Je veux rien.
Allez, ça te fera passer un peu la trouille. T’as la trouille, Basilio ?
Plutôt, oui.
Alors tiens, bois un coup.
Et il lui tend un verre de vin.
Juste avant les explosions, on entend les sifflements brefs. Avec les vibrations qui s’ensuivent, on se ramasse un peu, épaules affaissées, le verre de vin serré entre les mains. Parfois, un petit morceau de mur ou de plafond dégringole au sol, dans un
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