Le héron de Guernica
cliquetis ridicule.
Faut pas croire, dit Bolin, si ça nous tombe droit dessus, on est morts.
Deux impacts encore, très rapprochés.
Allez, santé ! dit Bolin en levant son verre.
Santé, bredouille Basilio.
Ils boivent.
C’est du meilleur, dit Bolin. Du vin français. Un graves.
Il se met une gorgée en bouche tout en passant le verre à la lueur de la bougie.
Belle robe, en plus. Bon. Et si on parlait de choses sérieuses. On ne va tout de même pas se laisser emmerder par ces trublions à deux sous qui ne pensent qu’à jouer à la guerre. Pas vrai, Basilio ?
Le regard étonné de Basilio.
Bien. Parlons peinture, veux-tu ?
Mais je n’ai rien ici à vous montrer, dit Basilio.
Ça n’empêche pas d’en parler, n’est-ce pas.
C’est vrai.
Bon, alors tiens-toi droit, pour commencer.
Lui se lève, au milieu des fracas. Basilio essaie de résister à la tentation de repliement.
On m’a dit que tu peignais des hérons.
Oui, c’est ça.
C’est très intéressant les hérons, dit Bolin. Peut-être que si j’avais à choisir la peau d’une bestiole pour vivre une autre vie, ce serait celle du héron.
Et comme Fernando Bolin le questionne, Basilio parle un moment des hérons, de ceux qu’il a peints, de celui du pont de Renteria. Et aussi de son incapacité à les représenter vraiment.
C’est une obsession, dit Basilio.
Ça ou autre chose, dit Bolin.
Je me demande.
Le héron, la bécasse, les hommes, les femmes, tout ça, c’est du vivant. C’est ça qui compte.
Peut-être.
Ça s’agite, ça palpite, ça change d’un jour à l’autre, ça te prend la lumière comme ci ou comme ça. Tu peux y passer tes jours et tes nuits, jamais tu pourras rendre ça correctement.
C’est vrai, reconnaît Basilio.
Mais ça empêche pas d’essayer.
En tout cas, ça reste là, toujours, dit Basilio en pointant son front de son index. Même une journée comme aujourd’hui, ça reste là. Au milieu de tout ça, j’y pense encore à mon héron et je me demande comment je vais réussir à le terminer. Et aussi si je serai content du résultat.
Ouais, fait Bolin pensif. Je comprends ça.
Un temps de silence.
Ça se calme, on dirait, dit Basilio.
Ah, tu vois, c ’est de parler peinture.
Il sourit.
Enfin, je ne sais pas combien de temps ça va durer. Restons encore un peu, ce sera plus sûr.
Bolin remplit les verres, ils boivent.
Je vais te montrer quelque chose.
Il attrape une bougie et se dirige vers le fond de la cave. Éclaire furtivement la surface d’un établi, saisit un grand carnet. Il vient s’asseoir à côté de Basilio sur le matelas.
Tiens, tu peux regarder, il dit en tendant le carnet à Basilio.
Basilio tourne quelques pages. Seules celles de droite sont utilisées. À chaque fois, une pelote de traits sombres et nerveux concentrés en une sorte de forme ovoïde. D’une page à l’autre, on devine tout au plus quelques variations discrètes.
Moi aussi, j’ai mes obsessions, dit Bolin.
C’est de vous ?
Oui.
Je croyais que vous ne dessiniez pas.
Ce n’est pas du dessin. D’ailleurs, je ne sais pas dessiner. Pas de talent pour ça, et je n’ai jamais appris. J’ai seulement essayé de me souvenir, garder une trace. Chaque jour depuis vingt-huit ans, j’ai tenté de retrouver son visage. J’ai rempli des carnets, presque une centaine pour ça.
Cette femme du bal dont vous aimez bien parler, bredouille Basilio.
Elle s’appelle Lucia.
Un temps.
Au début, son image devait être encore très précise dans votre esprit.
Oui, certainement. Et pourtant, ces portraits des premiers temps me sont aujourd’hui insupportables. Ils semblent ne s’attacher qu’à une représentation froide du visage. Tant qu’à faire, je préfère mes gribouillis de maintenant.
C’est un peu pareil pour mes hérons, dit Basilio.
C’est différent quand même, dit Bolin, quand on a son modèle sous la main.
Oui, bien sûr.
Et tu sais, Basilio, faut pas croire ce qu’on raconte. En vérité, tout au fond de moi, je me suis douté tout de suite qu’elle ne reviendrait pas. C’est pour ça, tous ces dessins dès le premier jour, pour essayer de garder quelque chose quand même. À l’heure qu’il est, tu parles qu’elle a tout oublié du bal de la Place. Mais bon, c’est bien de s’inventer des belles histoires, tu trouves pas ?
Oui.
Ah. Elle a toujours les yeux ouverts et ne me laisse pas dormir. Tu aimes la poésie ? demande Bolin.
Il attrape le livre au
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