Le héron de Guernica
l’un d’eux qui voudrait que l’on presse le pas.
Basilio ne voit pas tomber la bombe. Il ne distingue pas non plus son point d’impact. Le bruit de l’explosion emprunte à la brisure, au déchirement bref, au tranchant métallique. Durant une seconde, il se croit touché lui aussi, pénétré au ventre, au front par les éclats de quelque chose.
Lorsqu’il reprend ses esprits, tout s’est figé sur la place de la Gare. Les corps morcelés, six ou sept, arrachés de terre et envolés en gerbe, en ont fini avec les arabesques.
Une risée de vent, soudain raffermi, fait l’effet d’un coup de gomme en redonnant à l’air un peu de transparence.
Basilio remarque la fumée dense qui s’échappe aux interstices de la porte des entrepôts ferroviaires. Il y a aussi les coups violents et répétés qu’il peut entendre par intermittence et qui semblent provenir de là.
Quelqu’un doit marteler cette porte d’entrepôt, depuis l’intérieur.
Le suintement de fumée ne cesse de s’intensifier.
De là où se trouve Basilio, cela s’apparenterait maintenant à un liquide visqueux, ruisselant de partout, au pourtour de l’ouverture.
D’un coup, la porte cède et s’écrase avec force sur le sol extérieur, en basculant sur son arête inférieure.
Depuis la béance rougeoyante, trois masses sombres et enragées s’arrachent presque simultanément et se mettent à courir en tout sens sur la place.
Basilio pense qu’il doit s’agir de ces taurillons que l’on vient parfois négocier au marché et que l’on a dû enfermer là, avec l’idée de les tenir à l’abri.
Ils avancent la gueule ouverte, agités de fréquents soubresauts et produisent des mugissements rauques et irréguliers.
L’un d’eux est tout entier enveloppé d’un halo clair qui dissimule la netteté de ses contours. Il rappelle à Basilio le corps fumant des chiens de chasse à la saison froide. Seules quelques flammèches lui accrochent l’échine et le haut des flancs. Sa course fébrile est une succession de segments rectilignes coupés par de brutaux changements de direction au cours desquels il se secoue, comme pris de démence.
Les deux autres sont plus franchement rongés par le feu.
L’un d’eux, le plus ventru, est pris sur l’ensemble de sa partie postérieure. La moitié de son corps, y compris la tête, d’apparence indemne, donne ainsi l’impression de tracter une épaisse boule de feu. Les sons qu’il émet prennent par instants de drôles d’inflexions, entre le râle et le cri. Sa course désordonnée est ponctuée de chutes ; avant de se relever et de repartir de plus belle, il se frotte vigoureusement l’arrière-train au sol, à s’en arracher le cuir.
L’autre taurillon est le plus silencieux des trois.
Il disparaît presque totalement dans les flammes qui s’élèvent de toute part contre ses flancs. Un feu galopant aux allures de diablerie, dont n’émerge plus pour ainsi dire aucune forme vivante, voilà ce qu’il donne à voir. Sa course à lui ne s’interrompt que lorsqu’elle rencontre un obstacle, en l’occurrence un mur ou un tronc d’arbre. Après le choc et ce qui s’ensuit, un simple étourdissement dirait-on, le taurillon repart selon un nouvel azimut. Tout au plus, Basilio remarque, les secondes passant, un léger fléchissement de sa vitesse de déplacement.
La place de la Gare est maintenant désertée par les vivants ; il n’y a plus que la course désespérée des trois taurillons étincelants. Parfois, le souffle des explosions leur fait l’effet d’une gifle, n’altérant qu’à peine leur équilibre.
Basilio observe leurs trajectoires. Ils sillonnent l’espace avec énergie et leurs élans erratiques amènent parfois d’étranges conjonctions évoquant une chorégraphie.
Tandis que deux corps évoluent à proximité dans un semblant de complicité, le troisième glisse au lointain, selon une ligne de fuite parfaite. Et puis l’un tombe au sol, alors que le second paraît rebondir sur le tronc d’un platane ; le troisième, assez harmonieusement, s’en retourne vers eux et les voilà réunis pour un court ballet collectif.
À l’arrière, les entrepôts se craquellent ; des lueurs fortes apparaissent, zébrées comme les fissures qui s’ouvrent. Des morceaux de toits volent vers le ciel, infiniment légers.
Une gifle, et une autre encore.
Une nuée de poussière envahit la place comme une poignée de confettis. Les bêtes un instant
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