Le héron de Guernica
conduite. Tu y seras protégé et en même temps, tu verras, la perspective est dégagée, loin vers le nord et l’est. C’est de là que viennent les avions. Surtout, attends le plus longtemps possible avant d’appuyer sur le déclencheur. Histoire qu’on puisse leur compter les plumes, à ces oiseaux de misère.
Et toi, tu viens pas, demande Basilio.
Après. Pour l’instant, il y a tous ces pauvres bougres à qui je dois administrer les derniers sacrements.
Après que, vers la Plaza las Escuelas, les toits se sont enluminés par petites touches soudaines et presque concomitantes, Basilio se met à trottiner, le matériel photographique posé sur l’épaule, sous les encouragements du père Eusebio.
Basilio, accroupi à l’entrée du conduit, la tête recouverte par le drap noir, l’œil dans le viseur.
Il fouille le ciel vide.
Le ciel pâle, sans épaisseur, sans mouvement.
Un autre ciel, méconnaissable.
Il sort la tête du voile noir. Scrute au lointain.
La menace lui jaillit au front à nouveau. Le ciel est celui d’avant, sans avion mais vibrant pourtant, de la couleur de guerre qu’il lui connaît.
Encore une fois, l’œil au viseur.
À y regarder de près, zone par zone, bâtisse après bâtisse, tout est pourtant semblable à ce que voit son œil nu, jusqu’au moindre détail.
L’église San Juan, l’ocre sale de la pierre, les taches d’ombre que ses hauts murs projettent au sol. La bicyclette couchée au pied du parvis, le houppier tremblant des arbres.
Et cependant, il semble à Basilio que de ce rectangle censé témoigner du monde réel, il ne voit véritablement que le contour. L’étanchéité du contour, pour dire les choses, et qui impose un renoncement absurde à l’étendue et à l’enchevêtrement des paysages alentour.
Il lui apparaît que la vérité de ce qu’ils sont en train de vivre, lui et ceux de Guernica dont le cœur n’a pas cessé de battre, ne peut s’accommoder de découpages. C’est un tout dont on ne peut rien extraire sans risquer la supercherie. Ce qui se voit ne compte pas plus que ce qui reste invisible, que ce qui pourrait apparaître, ou qui se tient en attente derrière les angles de murs ; que ce qui va surgir, d’un instant à l’autre, du ventre des nuages.
Non, décidément, cette vignette dérisoire s’enracine dans un espace bien plus vaste. Ça n’est rien d’autre que le fugace point d’émergence d’un temps en train de s’écouler, portant l’espoir ou la crainte, et dont la photographie ne saura rien dire, ou si peu.
Voilà en gros ce qu’il se dit Basilio, la tête couverte par le feutre noir de l’appareil.
Il pense à Fernando Bolin, l’encadreur de tableaux et se demande ce qu’il penserait de tout ça. Il se promet de lui en parler, à l’occasion.
Lorsqu’il entend au loin le bruit des moteurs, Basilio se recule dans le conduit et les sons se mettent à résonner d’une autre manière.
Les avions s’arrachent tardivement aux nuées blanchâtres qui forment barrière au nord de la ville. Ils donnent l’impression de piquer vers les toits.
Basilio se souvient des recommandations du père Eusebio au sujet des plumes d’oiseaux de misère. Il lui revient aussi une histoire de cow-boys assiégés par des Indiens et qui ne doivent pas tirer avant de leur distinguer le blanc des yeux.
Attends encore, attends, se répète plusieurs fois Basilio.
Le vacarme croît et chante curieusement dans l’espace du conduit en faisant vibrer le béton.
Résistant à l’envie de s’extraire la tête du drap noir et de s’enfoncer un peu plus dans le noir de sa caverne, Basilio réussit à prendre trois premières photographies.
Moins d’une demi-heure plus tard, Basilio aperçoit le père Eusebio longeant le flanc ouest de San Juan. Il observe son allure curieuse lorsqu’il traverse le parvis de l’église et l’espace ouvert qui le devance, le nez au ciel, alternant le pas de course et des foulées d’ampleur ridicule. Il s’engouffre dans le conduit aux côtés de Basilio qui lui a fait de la place.
Alors, il demande.
J’en ai fait quatorze, dit Basilio.
Et en même temps, il montre les papiers porte-pellicule qu’il a déchirés.
Tu les as eus ? demande Eusebio.
Basilio hausse les épaules.
Tu les as bien cadrés, au moins ?
Je crois, oui.
Bon. On va attendre un peu encore. Ils vont sûrement revenir.
Il y a beaucoup de morts ? fait Basilio.
Beaucoup, oui.
Des blessés aussi.
Oui. Des
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