Le Hors Venu
coucher.
Sa chambre dans le salamlik , l’aile de la maison réservée aux invités, était confortable et la couche mœlleuse, surtout après ces nombreuses nuits passées à la belle étoile. Une main délicate l’avait parsemée de pétales de rose, une senteur sucrée flottait dans l’air. Tancrède s’allongea, réfléchissant aux paroles d’Hugues, se demandant comment étaient les autres enfants de son père. Puis il songea à l’accueil émouvant que lui avait fait l’émir.
Il se tourna et se retourna longtemps avant de sombrer dans un sommeil agité, rêvant qu’il pénétrait dans Palerme acclamé par une foule en délire.
24
C’était devenu un rituel parmi d’autres comme de se lever à l’aube alors que retentissait l’ézan , l’appel à la prière du muezzin, ou de s’asseoir derrière le moucharabieh, cette grille de bois placée devant la fenêtre, à observer la rue déserte en contrebas. Avant chaque repas, une esclave apportait à Eleonor de Fierville un plateau sur lequel étaient posées des figues et une tasse d’eau fraîche parfumée à l’essence de menthe. Le soir, elle allumait les bougies. Après cette dernière pause qui marquait la fin du jour, la jeune femme brossait ses cheveux.
Pour la première fois peut-être depuis qu’elle était là, Eleonor prit conscience de son visage amaigri et des cernes qui soulignaient le bleu de ses yeux. Hormis ces boucles brunes qu’elle s’efforçait de discipliner, plus rien ne rappelait vraiment la jeune et jolie Normande partie quelques mois auparavant de Barfleur {5} .
Elle porta la main au pendentif qu’elle avait au cou et, sans qu’elle puisse les retenir, les larmes lui montèrent aux yeux. Hugues... Hugues de Tarse. Pourquoi ne l’avait-elle pas suivi alors qu’il en était encore temps ? Il n’était pas un moment où ses pensées ne revenaient vers lui, où le souvenir de son visage, de ses gestes, de ses paroles ne l’assaillait, lui nouant la gorge et lui faisant regretter le serment fait à son père.
Pourtant, elle avait beau tourner dans tous les sens ce qui leur était arrivé : leur première rencontre à Barfleur, la façon dont tous deux avaient résisté au trouble qui les envahissait, puis l’arrivée à Syracuse et leur séparation... Elle ne voyait pas comment elle aurait pu échapper à son destin : épouser le comte de Marsico ainsi qu’elle l’avait juré sur la Bible devant son père et l’aumônier du château de Fierville. Elle aurait pu demander à Hugues de l’enlever... Elle se souvenait encore du regard brûlant qu’il avait posé sur elle au moment des adieux.
Mécontente du tour que prenaient ses pensées, Eleonor reposa sa brosse. Combien de temps allait-elle rester ainsi à attendre un fiancé qui ne venait pas ? Depuis qu’elle avait quitté Syracuse sous bonne escorte, deux ou trois semaines auparavant, un long voyage dans une voiture fermée de rideaux de cuir, elle avait été conduite dans une première maison perdue au milieu d’un paysage désertique puis enfin dans celle-ci, dans une ville dont elle ignorait le nom. Les servantes ne parlaient que l’arabe et quand, parfois, elle collait son oreille à la porte pour entendre une conversation, c’était toujours dans cette langue aux intonations nasales qu’elle ne comprenait pas.
Était-ce donc la coutume ici, en Sicile, de traiter les femmes comme des prisonnières ? Elle se leva et traversa la pièce, repoussant la tenture qui masquait la fenêtre. À travers le moucharabieh où était abritée une cruche d’eau, elle apercevait les toits de la ville chauffés par le soleil. La fraîcheur tardait à venir. Elle allait saisir la cruche quand un bref grondement la fit se retourner. Tara, le grand chien irlandais qui somnolait, allongé de tout son long sur les tapis, s’était dressé. Un visiteur approchait et son pas n’était pas celui, léger et discret, de l’esclave aux pieds nus qui s’occupait d’elle. Eleonor se demanda si son futur époux venait enfin la voir.
— Du calme, mon beau. Du calme, Tara ! ordonna-t-elle en flattant l’encolure de l’animal. Peut-être est-ce là ton nouveau maître ?
Les yeux pers la regardèrent puis se tournèrent à nouveau vers la porte. La bête ne disait plus rien, mais son dos restait hérissé et ses muscles tendus. À le voir ainsi prêt à bondir, elle se rappela la façon dont il avait failli tuer un de ses agresseurs sur les quais de Barfleur
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