Le hussard
oliveraies couleur de cendre.
Le lieutenant Maugny, qui descendait également la pente pour prendre le
commandement de sa compagnie en route pour le vallon, les croisa et salua
Dembrowsky qui lui rendit son salut par une légère inclination de la tête. Ils
sautèrent sans difficulté un muret de pierre et remontèrent sur la petite
éminence, en distinguant à leur droite, en haut de la colline principale,
l’aigle du régiment qui flottait parmi un groupe d’officiers.
On n’entendait pas de coups de feu devant ; juste, sur
la droite de la route qu’ils suivaient, le grondement toujours lointain du
canon et de la fusillade. Frédéric imagina que, là-bas, la bataille devait
faire rage, et il éprouva une certaine déception à l’idée qu’ils chevauchaient
vers le silence, et sans même avoir la perspective de se battre. Une escorte en
mission de routine ?
Quand ils eurent laissé derrière eux les dernières crêtes,
les hussards purent enfin découvrir le champ de bataille. Il s’étendait du bois
situé sur leur gauche à des montagnes éloignées, formant une vallée de cinq ou
six lieues de large. Deux ou trois villages semblaient entourés de nuages bas,
comme un brouillard. C’était là-bas que tonnait le canon, et Frédéric comprit
au bout d’un moment que ce qu’il avait d’abord pris pour des nuages n’était
autre que la fumée de la bataille.
Un peu plus près, à une lieue environ, les taches bleues de
régiments français divisés en bataillons formaient des lignes immobiles,
disséminées dans les champs. De temps en temps jaillissait de leurs rangs la
brume des décharges de mousqueterie ; elle restait suspendue dans l’air,
puis se dissipait lentement en lambeaux qui flottaient sur la vallée. En face,
ponctuées par les brefs éclairs de l’artillerie, les décharges espagnoles faisaient
jaillir des flocons de brume identiques, qui masquaient l’horizon et se
confondaient avec la couche plombée des nuages bas. Le ciel couvert et la fumée
de la poudre semblaient s’allier pour cacher le soleil.
Il était près de midi quand les hussards établirent le
contact avec le 8 e léger. Les soldats, uniformes bleus et
buffleteries blanches croisées sur la poitrine, levèrent leurs shakos à la
pointe de leurs fusils pour ovationner la cavalerie qui allait les escorter
jusqu’au lieu de combat. Frédéric fut frappé par leur extrême jeunesse, très
commune dans l’armée d’Espagne : les jugulaires de cuivre encadraient des
visages presque enfantins. Un léger sac sur le dos, la baïonnette au fourreau,
ils avaient l’air fatigués. Les deux bataillons composant le régiment
conservaient leur ordre de marche, mais les soldats étaient au repos, assis par
terre. Ils étaient sans doute épuisés par une marche forcée toute récente, car
ils n’avaient pas l’aspect d’une troupe qui s’est déjà battue. Les officiers
restaient debout au milieu de chaque bataillon, avec les clairons et les
tambours. Le colonel du régiment était à cheval près du drapeau surmonté de
l’aigle.
Dembrowsky distribua la compagnie par pelotons sur les
flancs du 8 e léger. Celui de Frédéric fut placé en tête de
colonne, légèrement détaché. Les clairons sonnèrent et les tambours battirent
le rappel. Les hommes se levèrent et se mirent en marche.
Frédéric maintint Noirot au pas, les rênes lâches. Les mains
posées sur le pommeau de la selle, il observait attentivement le chemin devant
lui. De temps à autre, il tournait la tête pour contempler les chasseurs qui
marchaient près de lui en traînant les pieds sur la terre trempée et en
trébuchant sur les pierres et les arbustes. Eux aussi le regardaient, et dans
les yeux des jeunes soldats se lisait ouvertement de la jalousie, voire une
rancœur nullement dissimulée. Frédéric tenta de se mettre à la place de ces
hommes qui parcouraient l’Europe à pied, dans la boue jusqu’aux chevilles ou
sous le soleil impitoyable d’Espagne : une infanterie aux semelles trouées
et aux mollets durcis par les marches harassantes et interminables. Pour eux,
l’officier de hussards qui n’abîmait pas ses bottes et se déplaçait sur le dos
d’un beau cheval, vêtu de l’élégant uniforme d’un prestigieux régiment,
constituait à coup sûr un contraste irritant avec leur triste condition de
chair à canon informe et anonyme, mal habillée et plus mal nourrie encore,
constamment houspillée par les aboiements de
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