Le hussard
haussa les épaules.
— Il ne s’est rien passé dont je puisse être
particulièrement fier, répondit-il avec honnêteté. À dire vrai, je ne m’en
souviens pas très bien. Il y a eu des coups de feu, un de mes hussards a vidé
les étriers, je suis resté quelques instants sans savoir que faire, et, tout
d’un coup, je suis devenu enragé. J’ai haï comme jamais de ma vie. À partir de
là, je me rappelle seulement la galopade, les branches de pin qui me fouettaient,
le misérable qui courait comme un dératé en se retournant pour me jeter des
regards terrifiés… À travers le voile rouge qui m’empêchait de raisonner, je me
rappelle aussi que j’ai asséné un coup de sabre, que quelqu’un a voulu me tirer
dessus… Il y avait également un corps sans tête qui a continué de courir avant
de heurter un arbre.
Bourmont écoutait avec attention, en acquiesçant de temps en
temps.
— Oui, c’est ainsi que cela doit se passer, dit-il
enfin. Une charge doit ressembler à ça, avec cette différence que la colère est
collective. C’est du moins ce que racontent les vétérans.
— Nous allons bientôt le savoir.
— Oui. Nous allons le savoir.
Frédéric posa la main sur le pommeau de son sabre.
— Veux-tu que je te dise, Michel ? J’ai découvert
que la guerre, c’est un peu d’action et beaucoup, beaucoup trop d’attente. On
te fait lever avant le jour, on te promène en long et en large, on te conduit
sur un champ de bataille sans que tu puisses comprendre qui est en train de
gagner ou de perdre… Il y a des escarmouches, tu t’ennuies, tu es fatigué. Mais
personne ne peut te garantir que, quand tout aura été terminé, ta contribution
au résultat final aura eu quelque valeur. Il y a même des tas de soldats qui
assistent à une bataille sans tirer un seul coup de feu, sans donner un seul
coup de sabre. Ne trouves-tu pas cela injuste ?
— Je ne crois pas que ce soit injuste. Il y a des
soldats, il y a des chefs. Les chefs ont d’autres chefs. Et seuls ces derniers
savent.
— Crois-tu qu’ils savent réellement, Michel ?
Nous connaissons des cas où un général, un colonel incompétents ont commis des
erreurs et mené au désastre les unités qu’ils commandaient… Des unités qui,
soit dit en passant, étaient parfois excellentes. N’est-ce pas aussi
injuste ?
Bourmont observa son ami avec curiosité.
— C’est possible. Mais la guerre est comme ça.
— Je le sais. Pourtant, ces unités sont composées
d’hommes comme toi et moi, d’êtres humains. La responsabilité de celui qui a le
pouvoir de prendre des décisions dont dépend la vie de cent, deux cents ou dix
mille hommes est immense. Pour ma part, je ne serais pas aussi tranquille,
aussi sûr de moi que semblent l’être Letac, Darsand et les autres.
— Ils savent ce qu’ils font. – Bourmont semblait
inquiet du tour que prenait la conversation. – Toi et moi, nous avons
encore un bon bout de chemin à parcourir avant d’accéder à de telles
responsabilités. Je ne vois aucune raison de nous en préoccuper.
— Bien sûr. Je réfléchissais, c’est tout. Oublie ce que
je t’ai dit.
Bourmont observa Frédéric attentivement.
— Ce genre de réflexion ne t’avait jamais empêché de
dormir.
— Je n’ai pas changé, protesta le jeune homme, avec
peut-être un peu trop de précipitation. C’est seulement que, lorsqu’on pense à
une bataille sans en avoir jamais vu, on a dans la tête des idées préconçues
qui, ensuite, au contact de la réalité, se révèlent erronées ou inexactes… Je
suppose que c’est ce qui m’arrive. Je me sens bien, je t’assure. La situation
m’excite, cet appel du combat imminent, la perspective de me battre aux côtés
de mes camarades, près de toi. Toucher du doigt la gloire, combattre pour
l’honneur de la France et celui du régiment… Pour mon propre honneur. C’est
juste qu’aujourd’hui, avec toutes ces allées et venues dont la raison nous
échappe plus ou moins, je crois avoir compris que, dans la guerre, nous sommes
seulement des pions sans initiative, dont on se sert ou l’on se défait selon
les besoins du moment. Comprends-tu ce que je veux dire ?
— Parfaitement. Mais quand tu as galopé vers le petit bois
à la rencontre des francs-tireurs, c’était toi seul qui avais l’initiative,
Frédéric.
— Exact. Et j’aime ça, c’est vrai. Dans l’action, quand
celle-ci arrive enfin, l’initiative finit
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