Le hussard
le soupçon pénible lui vint que, d’eux tous, le vieux hussard
était peut-être le seul à être dans le vrai.
*
Le trompette sonna l’appel des officiers. Frédéric se leva
d’un bond et ajusta son dolman, tandis que Bourmont partait en courant chercher
son cheval. Philippo et Gérard s’éloignaient au trot pour aller à la rencontre
du commandant Berret et du capitaine Dembrowsky qui dévalaient la colline dans
un galop endiablé vers le vallon où était posté l’escadron.
Frédéric coiffa son colback, mit le pied à l’étrier et se
hissa sur Noirot. Sans attendre les ordres, les maréchaux des logis pressaient
les hussards qui, pris d’une fièvre subite, alignaient leurs montures en
formation de marche. Le ciel de plomb recommençait à distiller une pluie fine.
— Ça y est, Frédéric ! C’est notre tour !
Bourmont était revenu près de lui, retenant son cheval qui
piaffait en pressentant l’action. Les deux amis galopèrent vers le drapeau de
l’escadron, que le sous-lieutenant Blondois avait déployé, le bas de la hampe
fixé à l’étrier, à côté de Berret et des autres officiers. Ils étaient tous là,
avec des expressions graves, des visages attentifs aux instructions du chef
d’escadron, bonnets à poil d’ours, uniformes bleus aux poitrines chamarrées
d’or… La fleur de la cavalerie légère de l’Empereur, le commandement du 1 er escadron
du 4 e régiment de hussards : le capitaine Dembrowsky, les
lieutenants Maugny, Philippo et Gérard, les sous-lieutenants Laffont, Blondois,
de Bourmont et Frédéric lui-même… Les hommes qui, dans quelques instants,
allaient conduire sous leurs ordres la centaine de hussards à la gloire ou au
désastre.
Berret les regarda tous de son œil unique. Frédéric ne
l’avait jamais vu aussi arrogant, aussi formidable.
— Il y a trois bataillons d’infanterie espagnole à un
peu plus d’une lieue d’ici, déployés face au 8 e léger. Notre
infanterie rencontre des difficultés pour tenir sa ligne, et notre mission est
donc de charger l’ennemi et de disperser ses formations. Deux escadrons du
régiment restent en réserve, et c’est à nous, le 2 e , que revient
l’honneur de marcher au feu… Des questions ? Bien. Alors il ne me reste
plus qu’à vous souhaiter bonne chance à tous. Allons prendre nos postes.
Frédéric battit des paupières, déconcerté. C’était
tout ? Pas de phrase choisie, pas de geste d’encouragement pour stimuler
l’enthousiasme des hommes qui allaient se battre pour la France ? Certes,
le jeune homme n’attendait pas un discours patriotique, mais il avait toujours
pensé qu’avant le combat un chef devait haranguer ses troupes avec l’éloquence
appropriée, pour attiser dans les esprits faibles le feu sacré du devoir. Il se
sentait déçu. Berret laissait passer l’occasion de prononcer, peut-être, la
belle phrase qui mériterait ensuite de figurer dans les livres d’histoire et,
en revanche, il s’était borné à indiquer, comme une simple formalité, l’endroit
où ils allaient et pourquoi ils y allaient. À coup sûr, le colonel Letac, que
l’on n’avait d’ailleurs pas vu de toute la journée, aurait su, lui, choisir les
paroles qu’il fallait avant d’envoyer les hommes sous son commandement là d’où
certains ne reviendraient pas.
Le trompette sonna le rassemblement par pelotons. Berret,
une main tenant les rênes et l’autre posée négligemment sur la hanche, gagna au
trot la tête de l’escadron, suivi de près par le porte-drapeau Blondois et le
trompette-major. Le capitaine Dembrowsky se tourna vers les autres, en les
fixant de ses yeux gris glacés.
— Vous avez entendu, messieurs.
Il n’y avait rien à ajouter. L’escadron était prêt à marcher
en formation dite par pelotons : huit rangs de douze hommes, flanqués des
sous-officiers, formant une colonne de quinze mètres de large sur soixante-dix
de long. Dembrowsky s’éloigna à la suite du commandant Berret. Frédéric se
tourna vers Bourmont qui lui tendait la main par-dessus la croupe de son
cheval. Il vit le regard franc de son ami, le sourire d’encouragement sous la
fine moustache blonde encadrée par la fourrure noire du colback et la jugulaire
de cuivre dorée, les deux nattes blondes, la mâchoire carrée, et, à ce moment,
l’idée lui vint que Michel de Bourmont était trop beau pour mourir. Le destin
le guiderait sûrement sans dommages au milieu des ennemis,
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